Des sociologues tentés par la vérité absolue

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Introduction

Philippe Gonzalez, maître assistant en sociologie à l’Unil et membre d’une communauté mennonite, nous offre en ce début d’année un ouvrage remarquable sur le mouvement évangélique en suisse romande, d’un point de vue sociologique: Que ton règne vienne, des évangéliques tentés par le pouvoir absolu1.

Philippe Gonzalez, Que ton règne vienne
Philippe Gonzalez, Que ton règne vienne

À travers cette enquête, Philippe Gonzalez documente de manière fouillée la manière dont les évangéliques d’une certaine mouture charismatique cherchent à s’emparer de l’espace publique. Il décortique en particulier l’influence d’une théologie du dominion, véhiculée par certaines rencontres, chants ou organismes para-ecclésiaux, et l’absence de régulation par une reprise théologique critique dans les milieux évangéliques. Plus profondément, l’enquête expose un état de fait qui oblige tant les évangéliques que la société toute entière à se poser la question des modalités du vivre-ensemble dans une société pluraliste. Cette question, sur laquelle Philippe Gonzalez est expert, est on-ne-peut-plus brûlante.

D’une part, je me réjouis de la sortie de ce livre pour ces questions qu’il pose. Pour les évangéliques: quelle est la théologie véhiculée par certains des orateurs internationaux invités, par les chants qui sont chantés, par les organisation para-ecclésiales dans lesquelles beaucoup de jeunes sont envoyées? D’où viennent ces théologies, qu’est-ce qu’elles signifient? Notamment toute la question de la démonologie socio-politique (combat spirituel territorial). J’espère qu’elle poussera les évangéliques à un débat clair sur ces enjeux, ne serait-ce qu’afin que chacun puisse mieux comprendre ce qu’il croit.

D’autre part, je crains que ce livre ne donne de l’eau au moulin de ceux qui dans mon Église ne cherchent qu’un nouveau prétexte pour mépriser les évangéliques — surtout si ce prétexte vient d’un universitaire, et qu’il est publié chez Labor et Fides. Il ne s’agit nullement d’une remarque à l’encontre du travail et des intentions de Philippe Gonzalez. J’espère simplement que les réformés fatigués des évangéliques garderont le soucis de l’œcuménisme et ne feront pas de ce livre une arme facile et puissante pour continuer à ne pas chercher le dialogue et la compréhension mutuelle.

Mais finalement, mon soucis est plus profond: c’est bien la question du vivre-ensemble dans une société pluraliste que je souhaiterais développer, et notamment le rapport des discours les uns par rapport aux autres.

J’espère que personne ne sera naïf au point de croire mon titre (volontairement provocateur): aucun sociologue digne de ce nom ne prétend posséder la vérité absolue. La vérité dépasse toujours le chercheur, et Philippe Gonzalez précise bien que les résultats de la sociologie ne sont pas absolus et définitifs mais « soumis à l’évaluation publique (des pairs et des profanes). » 2 De la même manière qu’aucun évangélique ne prétend avoir ou vouloir le pouvoir absolu: ce pouvoir appartient toujours à Dieu. Pourtant, il est question de tentation de posséder, représenter ou réguler l’accès à ce pouvoir ou cette vérité — et s’il est vrai, d’après Philippe Gonzalez, qu’il y a cette tentation chez les évangéliques charismatiques (je laisse à d’autres le soin d’évaluer cette proposition), il me semble qu’il y a bien chez les penseurs critiques (et donc en particulier les sociologues) la tentation de prétendre détenir le seul accès vers la vérité factuelle, norme des autres vérités. Cette prétention me semble tout aussi dangereuse pour la société. C’est ce qu’il me faut maintenant justifier.

Des sociologues tentés par la vérité absolue

Pour ce faire, je propose de regarder la manière dont le sociologue critique présente sa démarche, et donc le statut de ses résultats, et de voir si ce qui est décrit correspond à la réalité de ce qui est fait. Comme l’a dit Einstein, si vous voulez comprendre la science, il ne faut pas écouter les scientifiques, mais regarder ce qu’ils font.

Je m’engage dans cette discussion avec beaucoup de respect pour le travail de Philippe Gonzalez, et mon but n’est pas de dénier son étude, ses résultats ou ses questions — que je trouve bons. Comme il l’a écrit lui-même:

« La critique constructive constitue le meilleur hommage que l’on puisse faire d’un ouvrage scientifique! » 3

J’espère m’inscrire dans cette ligne et dans cet esprit.

La démarche scientifique racontée par le sociologue

Voici comment Philippe Gonzalez (par la suite PGz) décrit la démarche sociologique, et son statut. Je m’appuie ici sur ce qu’il en dit dans son livre, ainsi que sur des commentaires dans lesquels il l’explicite dans un bel échange très courtois sur le site de la FREE.

La démarche du sociologue est un démarche en deux étapes:

  1. Compréhension
  2. Explication

La première phase vise à comprendre le point du vue des acteurs, c’est à dire « prendre en compte l’expérience des acteurs sociaux, afin de restituer le sens que ces acteurs donnent à leurs actions et la façon dont ils appréhendent le monde. » 4 L’expérience des acteurs sociaux est prise au sérieux, sans pour autant qu’elle ne soit partagée par le chercheur. Par exemple, le sociologue prend au sérieux le fait que les évangéliques pensent entrer en contact avec l’Esprit de Dieu, ou observer des réponses miraculeuses à des prières, sans pour autant se prononcer sur la réalité de ce contact et de ces réponses — cela n’est pas la question.

La deuxième phase vise à expliquer les phénomènes observés. Cette étape se fait en dialogue avec la littérature scientifique, et ne procède que de façon rationnelle et factuelle:

« Le niveau de l’explication procède exclusivement de façon rationnelle et factuelle. Dès lors, ce qui ne peut être établi rationnellement et empiriquement est mis en suspens, contrairement au niveau de la compréhension où la perspective des croyants est restituée, y compris jusque dans leur façon de se rapporter à des êtres surnaturels. » 5

Pour que cette étape de l’explication soit ouverte à tous, qu’elle ait lieu sur la scène publique, il est nécessaire d’exclure méthodologiquement toute référence à des croyances circonscrites à des communautés spécifiques, et de ne s’en tenir qu’à des propositions démontrables par la raison et l’expérience, accessibles à tous:

« Et, dans un tel contexte, la seule chose à partir de laquelle nous sommes en mesure de nous accorder, c’est le recours à des arguments rationnels qui ne présupposent pas que nous devions adhérer à des croyances (chrétiennes, musulmanes, athées, etc.) auxquelles nous ne croyons pas, c’est-à-dire à des propositions qui ne sont pas démontrables rationnellement et empiriquement. Dès lors, la démarche sociologique me semble particulièrement pertinente pour aborder ces questions et permettre une large réflexion. » 5

Autrement dit dans l’introduction du livre:

« La vérité [envisagée ici] est de nature factuelle. Elle n’est pas la propriété d’un groupe — sinon, elle serait une idéologie —, mais une réalité du monde que nous sommes appelés à explorer collectivement, de façon réflexive et critique, afin de nous positionner et agir au mieux. » 7

L’auteur confesse donc la dichotomie d’usage entre le niveau de la raison rationnelle et le niveau de l’art et/ou de la foi: il s’agit de deux registres différents, clairement démarqués, mais non sans liens. Ainsi la science peut tout à faire nourrir la foi, si on parvient à l’intégrer comme il faut:

« Le christianisme possède une belle tradition de penseurs ayant tenté d’articuler la foi et la raison, sans jamais les confondre ni les écraser. S’il est possible de les articuler, il doit être possible d’entendre une part des analyses que je propose en tant que sociologue et d’en faire sens théologiquement. » 5

Cela étant dit, PGz reconnaît que toute démarche scientifique est située. Le chercheur amène nécessairement une certaine pré-compréhension sur la réalité et son fonctionnement, ainsi que des questions qui orientent son regard. Cependant, « la méthode scientifique » permet de confronter ces a priori aux faits, et permettre ainsi de transcender la limite inhérente au fait d’être situé:

« C’est la démarche d’enquête qui va décider ou non de ce qu’est la meilleure explication en regard de l’ensemble des faits rassemblés. La meilleure explication est celle qui arrive à rendre compte de façon rationnelle du plus grand éventail de faits. » 5

Cela dit, et cela vaut la peine d’être noté, l’enquête qui examine la place que certaines communautés religieuses cherchent à se tailler dans l’espace publique est elle-même guidée par une certaine conception de ce que cette place devrait être:

« Une conception normative guide cette enquête quant au rôle que les communautés religieuses peuvent jouer dans le débat de société. » 10

C’est très honnête de la part du chercheur non seulement d’avouer cela, mais en plus de consacrer un nombre conséquent de pages de l’introduction du livre à développer cette théorie. En effet, cela rompt avec l’idée du scientifique parfaitement détaché: ce que PGz dit ici revient à dire qu’il va faire une enquête sociologique dans des groupements politiques de droite, tout en étant lui-même de gauche — le sociologue n’est pas impartial. Kudos pour cette confession honnête!

Ce que le sociologue ne fait pas, me semble-t-il, c’est tenter d’expliciter comment et dans quelle mesure cette vision du vivre-ensemble en société guide effectivement sa démarche. Est-ce qu’il ne s’agit que du déclencheur qui le pousse à se tourner vers ce sujet — comme l’écologiste qui choisit d’étudier la déforestation? Est-ce qu’elle va colorer la manière dont les résultats sont présentés, au risque d’influencer implicitement ses lecteurs vers sa vision de la société plutôt que celle des évangéliques charismatiques? Certainement, et cela se ressent dans le livre. Mais y a‑t-il plus que cela? Est-ce qu’elle influence aussi les résultats eux-mêmes — est-ce qu’une autre vision de la société pourrait donner lieu à une autre étude avec des résultats partiellement contradictoires? Le chercheur critique répondra probablement que non, j’avoue que je n’exclus pas cette possibilité. Mais cette question n’est que le cadet de nos soucis.

Le récit du sociologue à l’épreuve de la réalité

Cette conception de la démarche scientifique — comme explication rationnelle et empirique de faits observés, détachée de toutes croyances rattachées à une communauté de foi, garantie et déterminée par une méthode explicite — me surprend sous la plume d’un sociologue. Il s’agit en effet d’un mythe qui perdure depuis longtemps dans le monde académique, mais que des sociologues notamment ont permis d’exposer et corriger depuis plusieurs décennies.

J’utilise ici le terme de « mythe » à la fois au sens technique (un récit non démontré, fondateur d’une identité et d’une pratique sociale), et au sens populaire (un récit factuellement erroné). Il me semble en effet:

  1. que cette vision de la science est acceptée de manière non démontrée et qu’elle justifie une certaine pratique sociale — non seulement toute la démarche scientifique actuelle mais aussi les modalités du vivre-ensemble au sein d’un processus de sécularisation11,
  2. et qu’elle est fausse — elle ne correspond pas à la manière dont la science fonctionne.

Il me faut maintenant détailler un peu cette affirmation.

Je précise à nouveau que je ne cherche pas à discréditer l’enquête de PGz, ni retirer quoi que ce soit du mérite de son travail méticuleux. Ma critique épistémologique pose principalement la question du statut des résultats, et donc de la place et de l’autorité légitimes qui doivent leurs être accordées dans l’espace public. Il s’agit de continuer la réflexion autour du vivre-ensemble en demandant quelles sont les réelles régulations du discours scientifique.

Je propose de regarder rapidement les points suivants:

  • La nature et la place des « faits » dans la science
  • La présence et le rôle des propositions non-démontrées dans la science
  • La dimension communautaire et sociale de la démarche scientifique

Précisons encore que mon analyse se base principalement sur une critique épistémologique du travail de physiciens et biologistes. J’ai beaucoup moins d’expérience de l’approche sociologique utilisée par PGz. Cependant, je prétends que les éléments suivants, valables pour la physique, s’appliquent a fortiori pour la sociologie.

Des faits, des faits et encore des faits

L’idée que la science s’appuie sur des « faits » est extrêmement ancrée dans les mentalités. Pour beaucoup, la méthode scientifique fonctionne comme le décrit Russell12, en 3 étapes (méthode hypothético-déductive):

  1. L’observation de faits significatifs
  2. La formulation d’hypothèses permettant d’expliquer ces faits
  3. À partir de ces hypothèses, la production de conséquences qui peuvent être testées par l’observation (la confrontation aux faits).

Edit (17.02.2014): comme l’a mentionnée Philippe Gonzalez dans un commentaire du présent article, la méthode du sociologue est abductive, et non hypothético-déductive. Mea culpa. Cela n’a toutefois pas d’incidences sur la suite du raisonnement.

Il y a plusieurs problèmes avec cette image de la science, que plusieurs philosophes des sciences ont relevés. Parmi ces problèmes, mentionnons les suivants:

  1. Qu’est-ce qu’un fait significatif? « Les choses ne viennent pas avec un autocollant ‘fait significatif’ dans la nature, mais ne le sont que dans la mesures où elles sont acceptées comme telles par nous qui observons. » 13 Le chercheur doit choisir ou plutôt reconnaître quels sont les faits significatifs. Autrement dit, il n’y a pas de « faits bruts », uniquement des « faits interprétés ». De plus, un fait nous apparaît comme tel toujours à travers une théorie. Deux observateurs qui habitent deux théories différentes verront dans certains cas des choses différentes. L’observation n’est pas neutre. (C’est la question de la « dépendance de l’observation par rapport à la théorie », theory-ladenness of observation)
  2. Quels hypothèses expliquent les faits? Une hypothèse nous paraîtra satisfaisante ou non en fonction de certaines conceptions de la réalité que nous avons. Pour un sociologue critique, les faits doivent être expliqués selon des explications « rationnelles et empiriques ». Une explication qui ne satisfait pas cette définition ne sera pas acceptée. Pour un charismatique troisième vague, les explications qui impliquent des esprits territoriaux auront un pouvoir explicatif plus grand. Sans savoir si la réalité ultime est avant tout déterminée par des causes accessibles à la raison (quelle que soit cette « raison »), ou par des esprits (quels que soient ces « esprits »), comment pouvons nous garantir que notre explication est réellement meilleure?
  3. Comment tester une hypothèse? À quel moment, lorsqu’il y a un conflit entre notre explication et les « faits » devons-nous rejeter notre explication? Lorsqu’une théorie parait solide, il arrive très souvent que les scientifiques choisissent de négliger des données qui apparaissent incompatibles dans l’espoir que ces contradictions se résolvent à l’avenir. Cette attitude est scientifique. De plus, une hypothèses est toujours entourée de multiples hypothèses secondaires (au sujet des théories utilisées, des instruments de mesure, etc.). Lors d’une incohérence entre la théorie et l’observation, comment savoir quelle partie de l’hypothèse doit être rejetée? (c’est le problème de la falsification relevé par Lakatos). Il n’y a aucune règle mécanique — aucune méthode explicite — qui permette de dire quand il faut rejeter ou au contraire garder une théorie; cela dépend de l’intuition du chercheur, de sa pratique, de son savoir-faire.
  4. L’idée que l’acceptation d’une théorie ne se base que sur sa capacité à expliquer les faits ne résiste pas à l’examen. Il y a une passion qui rentre en jeu, une attirance pour la beauté rationnelle de la théorie qui doit être prise en compte — une attirance et une beauté qui ne peuvent se formuler dans le détail, pas plus que la beauté artistique ou la beauté divine ne peuvent être pleinement expliquées — elle doivent être goûtées.

L’idée qu’une méthode puisse garantir la libération et la transcendance de sa situation pour mesurer ses idées préconçues aux faits — indépendamment de ses préférences — est une description beaucoup trop simplifiée du processus scientifique, qui nie radicalement toute la dimension proprement humaine et personnelle de la démarche.

Il faudrait aller plus dans le détail dans l’analyse des « faits », mais d’autres points doivent être traités.

Une science a‑crédule?

La démarche scientifique telle que présenté par PGz est tout à fait dans la ligne de ce que l’école et les magazines de vulgarisation enseignent: la science fonctionne sur des arguments rationnels et factuels, elle ne demande pas d’adhérer à des propositions qui ne soient pas démontrables par la raison et l’expérience.

Il apparaît assez rapidement que cette proposition est problématique: quelle est la démonstration rationnelle et empirique qui permet de parvenir à démontrer que la science doit rejeter toutes les propositions non démontrables? (Sans parler du fait que l’expérience montre que ce n’est pas le cas — les scientifiques ont besoin d’accepter toutes sortes de choses non-démontrables pour pouvoir fonctionner, nous y reviendrons). Quel est l’argument rationnel qui permet de justifier cette thèse? Et comment démontre-t-on que les règles — utilisées pour faire aboutir l’argument — sont bien rationnelles? L’idée que la science ne doit fonctionner que sur des propositions démontrées par la raison est elle même une proposition non démontrée.

Une analyse du doute permet de se rendre compte de cela. La pratique du doute méthodologique est un des éléments-clé de notre culture: « le dogme est à rejeter car il est dangereux », dit-on, « et l’usage du doute, de la critique rationnelle, nous permet d’éviter de sombrer dans l’irrationalisme. »

« Cette idée est tellement le point de vue accepté en notre temps et lieu qu’il devient difficile de la regarder de manière critique. Pourtant, il nous faut le faire; nous devons examiner le dogme qui sous-tend le rejet du dogme. » 14

Douter, c’est toujours affirmer quelque chose. Soit (a) je doute de ton affirmation parce que je crois plus fort une affirmation contraire, soit (b) je doute d’une affirmation parce qu’elle n’est pas prouvée ou pas prouvable. Dans le premier cas, il est évident que la base de mon doute est l’affirmation d’une autre proposition. Dans le second cas, je suis obligé d’affirmer qu’il existe des critères de preuves et de prouvabilité. Douter d’une affirmation dans ce sens, c’est toujours affirmer autre chose. On ne peut pas douter (critiquer rationnellement et empiriquement) de toutes ses croyances en même temps. L’idée que le doute est plus honnête que la foi (comprise comme l’adhésion confiante a des propositions non démontrées) dans la démarche critique est un préjugé complètement irrationnel.

De plus, l’idée que la raison soit une source de connaissance est absurde. La raison ne peut pas produire de connaissance, elle ne peut que faire de l’ordre au sein d’un donné, qu’elle se doit de recevoir avec confiance — quelle que soit la source de ce donné.


On pourrait imaginer que toute cette discussion n’est que du pinaillage technique. Il n’en est rien.

L’idée que l’on puisse se passer de propositions non-démontrables est en fait un moyen (non intentionnel je l’espère) de masquer que toute notre connaissance repose sur ce que l’on appelle parfois une structure de plausibilité ou un système fiduciaire. Il s’agit de schémas de croyances et pratiques acceptées dans un groupe, qui déterminent ce qui est acceptable ou non. Il est évident que les milieux charismatique troisième vague ont ce genre de schémas, souvent implicites. Ce qui est moins apparent, c’est que toute communauté scientifique, aussi. Une société ne pourrait fonctionner sans cela. L’avantage de la structure de plausibilité majoritaire dans la société (donc de la communauté scientifique), c’est qu’étant établie, elle n’a pas besoin de se faire de place — elle n’a même pas besoin d’être détectée, elle peut passer inaperçue. Au contraire, toute contre-structure (par exemple des évangéliques charismatiques), doit soit se soumettre et s’adapter, soit trouver un moyen de s’affirmer — et généralement de finir rejeté. Et elle ne peut pas passer inaperçue.

Mais permettre à la structure de plausibilité de la communauté scientifique de passer inaperçue (comme c’est le cas lorsque l’on dit que la science est purement rationnelle et empirique) interdit à toute autre structure de plausibilité de prendre racine. Il s’agit là en fait d’un mécanisme de défense commun, que l’on observe dans toute communauté ou tradition, qui a besoin de protéger des éléments centraux de son identité pour pouvoir survivre. On observe cela tant dans les communautés scientifiques que dans les croyances de tribus aborigènes. Mais dans une société qui se veut pluraliste, ce principe doit être exposé et problématisé.

Mais venons-en à la question des communautés et traditions.

Communauté, tradition et raison

« La vérité … est de nature factuelle. Elle n’est pas la propriété d’un groupe — sinon, elle serait une idéologie —, mais une réalité du monde que nous sommes appelés à explorer collectivement, de façon réflexive et critique, afin de nous positionner et agir au mieux. » 15

Pour la pensée « critique », l’idée que la vérité soit liée à un groupe est outrageuse. Dans un des commentaires, PGz affirme que des évangéliques ne parviennent pas à recevoir son livre parce qu’il ne vient pas de l’un des leurs. Ce serait là la différence entre la foi évangélique, et la science:

À cet égard, votre « présupposé » religieux n’a rien à voir avec les « présupposés » dont sont porteurs les scientifiques. De fait, lorsque vous parlez de « présupposé » en un sens religieux, vous désignez en réalité une appartenance. Ce que vous dites, c’est que si votre interlocuteur n’est pas membre de votre groupe, il ne vaut pas la peine de tenir compte de ses propos.5

Pourtant il affirme par ailleurs qu’il se doit d’être en lien avec les autres sociologues, publier d’une manière qui soit recevable et concevoir son étude d’une manière à ce que les autres études de sociologie soient recevables. Le sociologue (et c’est le propre du travail scientifique) est dans une communauté. Une communauté qui a une histoire, qui véhicule plus ou moins implicitement des valeurs, des maximes, un savoir-faire, des références communes, et donc des limites: les questions qui ont le droit d’être posées ou non, les réponses qui sont en droit d’être attendues ou non, etc. Bref, une structure de plausibilité. Cette structure s’exprime dans les peer-reviews, dans les comités de publications, dans les subventions de recherches, etc.

Pour entrer dans une communauté, il faut apprendre un peu de son histoire (sa tradition), ses règles, la manière dont l’autorité est distribuée — et se soumettre à cette autorité. Sans cela, il n’est pas possible d’être reconnu comme un des membres qui a le droit de s’exprimer et éventuellement transformer un petit peu la trajectoire de la tradition. Toute la formation scientifique consiste à se soumettre à la tradition (véhiculée par les professeurs, les livres, les membres influents), et à l’intérioriser jusqu’à ce que j’en devienne membre à part entière. Sans cette communauté, sans cette autorité et la confiance que ses membres lui accordent, il ne pourrait y avoir de science. Et cette communauté, comme toute les communautés humaines, n’est pas neutre. Elle porte un regard très spécifique sur le monde, sur la réalité.

C’est uniquement à l’intérieur d’une telle communauté, d’une telle tradition, et au sein du langage ainsi véhiculé que la raison peut s’exercer. Parler de « la raison » en dehors d’une telle tradition et d’une telle communauté contribue au mythe global de cette science impartiale, capable de trancher entre deux prétentions de vérités rivales par l’utilisation d’une méthode explicite. Il n’existe pas de moyen extérieur à un tradition d’évaluer deux traditions rivales. Cela ne veut pas dire qu’il est impossible d’évaluer deux traditions rivales, mais nous nous écarterions trop en ouvrant ce chapitre. Il suffit pour l’instant de dire (a) qu’il n’existe pas de méta-tradition, et (b) que cela ne nous a pas empêché jusque là de choisir entre différentes traditions rivales — c’est donc que c’est possible.

Ces éléments, comme les précédents, ne discréditent en rien le travail scientifique. Le fait de les reconnaître permet de voir la science non plus comme un îlot rationnel et sûr au milieux d’une grande mer de subjectivité, mais de voir que la science est une réalité proprement humaine, comme le sont l’art, la religion, etc. Certes, les sciences sont plus proches de la réalité factuelle et objective, mais c’est une question de degré, pas d’ordre différent.

La spécificité des sciences

L’idéal critique est d’établir un autre ordre de la connaissance, un ordre du « savoir », qui donne un regard explicatif rigoureusement rationnel et impersonnel de la réalité. Pour certains scientifiques critiques, cet ordre du savoir est à compléter par le croire (la beauté de l’art et l’interpellation de la foi): il n’est donc pas une menace mais bel et bien un service et un appui pour le croyant.

Cette distinction ne résiste pas à l’analyse. Ce que fait le scientifique dans sa communauté n’est pas qualitativement différent de ce que fait le chrétien. Il n’y a pas de gouffre entre science et religion, savoir et croyance, fait et valeur. Il y a pourtant une différence. Quelle est-elle?

Quelle est la différence entre l’enquête approfondie et soumise à l’évaluation publique de PGz d’une part, et la théologie territoriale charismatique souvent implicite d’autre part? Qu’elle est la différence effective entre une communauté charismatique et sa manière de voir le monde, et une communauté de sociologues et son regard sur la société? En quoi la communauté du sociologue est-elle plus à même de voir la réalité? Est-elle plus ouverte? Non. Porte-t-elle un regard qualitativement différent sur la réalité qu’un regard évangélique? Non. Son fonctionnellement est-il différent? Comme chaque communauté, elle a ses règles qui lui sont propres, et la visée qui lui est propre.

Dès lors, pourquoi accepter la vision d’un sociologue ou d’un théologien critique sous prétexte qu’il est scientifique? Au fond, il y a là une pétition de principe: j’accepte ces résultats parce que je suis dans la même tradition. Autrement dit: je suis d’accord parce que je suis d’accord. Étant donné que le scientifique critique travaille au sein de la structure de plausibilité majoritaire dans la société, c’est la société toute entière qui valide son résultat réconfortant, ce qui lui donne un poids considérable — mais pas déterminant. De faite, toute personne qui partage sans le savoir la structure de plausibilité majoritaire va accepter le livre de PGz sans trop faire de vagues. Comme les évangéliques habitent une structure de plausibilité considérablement différente, tout ceux d’entre eux qui ne se convertiront pas à l’idéal critique (cet idée d’un ordre du « savoir » indépendant du « croire) auront du mal avec ce livre — sans trop forcément savoir pourquoi.

Au delà de la pétition de principe — qui revient à dire que nous habitons des traditions, il y a une différence de taille. La plus grande différence entre ce que fait PGz et un évangélique qui dirait que les pays sont influencés par des esprits qu’il faut combattre par la prière, ce n’est pas une question de scientificité (ce terme est trop confus pour signifier réellement quelque chose), ni de vérité, mais de rigueur. Le travail de PGz est extrêmement méticuleux, rigoureux, détaillé, fouillé. En ce sens, il possède une qualité qui procure une satisfaction intellectuelle qu’aucune prédication charismatique n’a (bien qu’elle puisse avoir d’autres qualités qui procurent d’autres satisfactions). Cette qualité intrinsèque inspire la confiance, mais cela ne suffit pas à dire que la vision de la société et de la raison véhiculée par la communauté des sociologues soit plus vraie que celle véhiculée par les charismatiques. Et il n’est pas exclu que des théologiens charismatiques développent à l’avenir des études du mouvement évangélique et de son implication dans la société qui soient tout aussi fournies et compétentes que l’étude présente — mais à partir de leur tradition.

Conclusion: une hégémonie critique?

Pour revenir à la question de la place des religions dans la société, il y a bien différentes manières de penser le rapport entre sciences et religions, différentes idées d’une société pluraliste idéale, qui s’appuient sur différents acquis non-démontrables. À priori, il n’y a pas de raison de préférer celle d’un sociologue parce qu’il est sociologue — ce qui n’enlève rien à la qualité et au détail de ses recherches, pour lesquelles nous pouvons encore le remercier.

Au contraire, il faut poser la question des communautés scientifiques, et de leur place dans cette société.

Le décalage entre ce qui est confessé de la part du scientifique (une approche purement rationnelle et factuelle) et ce qui est vécu est-il important? Oui, car il s’agit du mythe qui permet de conférer aux scientifiques en place (c’est à dire aux scientifiques reconnus et occupant des position d’influence) un statut privilégié sur l’ensemble de la société que leur discours ne mérite pas nécessairement. De fait, dans notre société, les scientifiques sont les nouveaux prêtres, les médiateurs entre la Vérité indiscutable (à part par qui accède au statut de prêtre) et le bas-peuple.

Dans tout ce que je dis, je n’essaie pas de réduire les approches scientifiques au même niveau que les approches religieuses, artistiques ou politiques. Ce serait absurde. Par contre on ne peut pas non plus continuer à affirmer le mythe de la science rationnelle et empirique, impersonnelle et indépendante de toutes propositions non-démontrables — et donc normative pour toute personne rationnelle. Les quelques éléments de « critique de la critique » présentés ici ne fournissent pas un argument déterminant à eux seuls, j’en suis conscient. Un certain nombre de questions devrait encore être traité pour esquisser une épistémologie alternative suffisamment riche. Les points mentionnés ici constituent toutefois un faisceau d’indices qui vont dans le sens de ma thèse principale. Malgré ses qualités et sa puissance inégalée, la science ne doit pas être considérée comme radicalement différente des autres tentatives humaines d’expliquer la réalité que sont l’art ou la religion, et ne peut être imposée au nom de « la rationalité », car dès lors elle devient hégémonique et violente — en plus d’être factuellement erronée.

À mon sens, et à la lumière des éléments effleurés ici, il faudrait que toute approche appartenant à la tradition critique en vienne à un peu plus de cohérence: on ne peut pas affirmer à la fois « c’est vrai, je suis situé » et en même temps « je ne dis que la vérité sur la base des faits et de la raison et donc vous ne pouvez pas ne pas accepter mes résultats. » 17 Si vous acceptez que vous êtes situé (la remarque vaut tout autant pour les exégètes « critiques »), en quoi cette situation détermine-t-elle vos résultats? Pourquoi vos résultats devraient-ils être normatifs ou faire autorité pour quelqu’un qui n’est pas de votre tradition, qui n’adhère pas à la vision de la réalité véhiculée par votre communauté, mais qui utilise tout autant que vous sa raison et sa capacité d’observation — mais au sein d’une autre tradition/communauté? L’autre alternative est d’accepter que l’autorité a quelque chose d’hégémonique, et de l’assumer.


Avant de conclure, je précise que je sais que les arguments présentés ici sont radicalement irrecevables par les plus purs « critiques »: ces arguments s’inscrivent dans une logique — dans une structure de plausibilité — incompatibles avec certains dogmes-clés de la tradition critique. Considérer qu’il puisse y avoir quelque chose de vrai là-dedans, c’est autoriser à questionner certaines des certitudes sur lesquelles le penseur critique construit sa vision du monde, et l’expérience peut être tout aussi déstabilisante que le moment où le charismatique découvre que la sociologie peut expliquer certains phénomènes de son expérience religieuse sans faire appel à des esprits. Ce genre d’exploration épistémologique est propre à donner le vertige. Pour les penseurs critiques qui ne veulent pas faire un bout de chemin le long de ces idées, un appel à la tradition et à l’autorité (généralement sous forme de « il est évident que », « le bon sens veut que » ou « untel a démontré que ») suffira à balayer mes arguments. C’est ce qu’il y a de merveilleux avec les mécanismes de protection: ils fonctionnent.


Finalement, je salue à nouveau le livre de PGz, qui met en lumière la tentation hégémoniques dans certaines traditions religieuses. Je ne nie pas la réalité et le danger de cette tentation. Ce que j’affirme, c’est qu’il y a une tentation similaire dans la démarche scientifique telle qu’elle est comprise et présentée généralement.

Ma démarche ici part d’une vraie question, ou plutôt d’une vraie crainte: que le discours scientifique poursuive sa dérive vers plus de violence et d’hégémonie, sous couvert de « scientificité ». Pendant un temps, toute idée pouvait être passée sous silence simplement si elle contredisait la religion. La théologie était alors la plus grande sources d’erreurs et d’abus. Nous voulons éviter à tout prix de revenir à cela. Maintenant, quand une idée peut-être rejetée simplement parce qu’elle est « non scientifique », alors

« le pouvoir exercé précédemment par la théologie a été transmis à la science; dès lors, la science est devenue à son tour la plus grande source d’erreur. » 18

Il ne s’agit certainement pas de revenir à une mentalité pré-scientifique et pré-moderne, mais d’être vigilant afin d’éviter au maximum les abus de la science.

Je laisse le mot de la fin à PGz, en reprenant le dernier paragraphe de son livre:

« Ces interrogations, il nous faudra tous les affronter si nous voulons accompagner — plutôt que subir — les transformations des religions que ne manqueront pas de connaître nos sociétés, et qu’elles connaissent déjà, afin de continuer à ménager un vivre ensemble pacifié, malgré nos irréductibles différences. » 19

  1. Philippe Gonzalez, Que ton règne vienne. Des évangéliques tentés par le pouvoir absolu, Genève, Labor et Fides, 2014, 465p.
  2. P. Gonzalez, Que ton règne vienne, p. 45.
  3. Philippe Gonzalez, commentaire sur Philippe Gonzalez questionne le métadiscours des évangéliques des années 2010, 3 février 2014, 12:23.
  4. P. Gonzalez, blog de la FREE.
  5. P. Gonzalez, blog de la FREE.
  6. P. Gonzalez, blog de la FREE.
  7. P. Gonzalez, Que ton règne vienne, p.45. Italiques de l’auteur.
  8. P. Gonzalez, blog de la FREE.
  9. P. Gonzalez, blog de la FREE.
  10. P. Gonzalez, Que ton règne vienne, p.27.
  11. Cf. P.Gonzalez, Que ton règne vienne, p. 28.
  12. B. Russell, The Scientific Outlook, London, Allen et Unwin, 1937, p.58.
  13. M. Polanyi, Personal Knowledge. Towards a Post-critical Philosophy, Chicago, University of Chicago Press, 1958, p.30.
  14. L. Newbigin, The Gospel in a Pluralist Society, p. 18.
  15. Cf. PGz, Que ton règne vienne, p. 45.
  16. P. Gonzalez, blog de la FREE.
  17. C’est-à-dire, la seule manière dont on a le droit (et le devoir) de ne pas accepter les résultats, c’est d’entrer dans la discussion sociologique, avec les règles du jeux telles qu’elles sont (implicitement) érigées, et donc d’entrer dans la communauté de sociologues en se soumettant en partie à son autorité.
  18. M. Polanyi, « Scientific Outlook, Its Sickness and Cure », Science 3246.125, 1957, p. 480.
  19. P. Gonzalez, Que ton règne vienne, p. 439.
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9 commentaires

  • Cher Olivier Keshavjee,

    Un très grand merci pour votre remarquable réflexion, et votre lecture fort charitable!

    De fait, l’argument que vous développez est bien connu: c’est un relativisme que pratiquent certains de mes collègues en sciences sociales, notamment en sociologie des sciences. Toutefois, pour qu’il puisse être valide, vous devriez pouvoir l’énoncer depuis un point qui est celui du métadiscours, soit un lieu qui transcenderait des croyances épistémiques uniquement liées à une appartenance communautaire. Or, vous écrivez « il n’existe pas de méta-tradition ». Si c’est le cas, il serait dès lors impossible de produire un tel métadiscours.

    Cependant, la force de votre discours ne tient pas au fait qu’il est énoncé depuis une communauté. Si c’était le cas, à quelle communauté devrais-je appartenir pour vous comprendre? Sa force, c’est qu’il est énoncé rationnellement – même si je pense que l’argument ne porte pas finalement. Dès lors, si vous énoncez rationnellement votre discours, c’est bien que vous escomptez qu’il est porteur d’un pouvoir de persuasion en ce qu’il fait appel à ma raison. En cela, vous êtes un digne héritier de Socrate et de toute la tradition philosophique.

    Et votre affirmation que votre discours serait inaudible in fine parce que je n’appartiendrais pas à votre communauté est bien une conséquence logique de votre argument, mais me semble un peu trop circulaire. À quel moment suis-je convaincu par un exposé rationnel et à quel moment ma conviction est-elle gagnée d’avance par une appartenance communautaire?

    À moins que vous ne soyez un adepte du présuppositionnalisme de Cornelius Van Til ou de sa version plus sophistiquée, l’épistémologie néo-réformé d’Alvin Plantinga? Je dois avouer que leurs arguments épistémologiques me laissent de marbre: le jour où l’on pourra produire une enquête empirique à partir de ce qu’ils avancent, je m’engage à reconsidérer la chose.

    Pour ma part, je ne pense pas, contrairement à ce que vous écrivez, que nous en soyons réduits à « choisir entre différentes traditions rivales ». Le pari de la science, me semble-t-il, c’est précisément d’être en mesure de dépasser des appartenances communautaires et de se mettre d’accord sur des éléments qui constituent notre monde, ainsi que sur la façon dont ces éléments fonctionnent. Et pour cela, nous avons un outil remarquable: l’enquête.

    Vous avez tout à fait raison de dire que mon enquête tente de répondre aux canons de la communauté scientifique. Celle-ci a établi des critères sur ce qu’est une investigation scientifique et sur la façon dont elle doit procéder pour éviter autant que faire se peut des biais regrettables.

    Cependant, la communauté scientifique en tant que telle n’est pas close sur elle-même: son principe de fonctionnement est le fait même d’être constamment dépassée par les nouvelles découvertes qu’elle effectue lors de ses investigations. Et c’est dans la confrontation avec la réalité empirique qu’elle forge de nouvelles hypothèse, théories ou lois (quand il y a lieu). Par ailleurs, cette même communauté est en interaction avec la société, celle-ci étant une métacommunauté précisément qui englobe plusieurs communautés – et on espère qu’elle le fait pacifiquement…

    (Petite parenthèse: mon modèle épistémologique n’est nullement hypothético-déductif, mais abductif.)

    Avec vous, je dirais que l’investigation n’est pas spécifique à la science: il s’agit d’une activité propre au vivant et que les humains ont particulièrement systématisé. L’art et la religion constituent une forme de réflexion sur le monde qui relève d’une investigation. Toutefois, pour qu’ils fonctionnent ainsi, certaines modalités de recherche doivent être autorisées.

    Prenons le cas de la théologie: une réflexion théologique s’autorisera-t-elle a remettre en question des idées reçues sur l’histoire du texte biblique ou du dogme?

    Et vous voyez bien qu’en répondant à cette question, ce sont les limites de la communauté chrétienne qu’on met à l’épreuve. Le bibliste ou le théologien sont-ils encore chrétiens alors qu’ils affirment, sur la base des données archéologiques et de l’analyse des mythes antiques, qu’il n’y pas eu de sortie d’Égypte ou que la naissance virginale est une interprétation de la filiation divine formulée à partir des catégories mythologiques de l’époque?

    Là où je ne vous suis pas – ni non plus mes collègues relativistes –, c’est lorsque vous mettez sur le même plan une analyse scientifique documentée avec des affirmations religieuses invérifiables. Rassurez-vous: je ne prétends pas que la science détienne la Vérité absolue – ce serait ridicule. Les conclusions établies par une démarche scientifique sont toujours transitoires, car de nouvelles découvertes sont à venir. Toutefois, il s’agit bien de découvertes: des choses du mondes sont ressaisies, éprouvées, testées et nous tentons de rendre compte rationnellement de leur fonctionnement et de la façon dont nous ressaisissons ce fonctionnement. Des vaccins contre le cancer sont découverts, des satellites sont envoyés dans l’espace, des facteurs favorisant la réussite scolaire sont identifiés, etc. Ainsi, ce “nous” qui ressaisi le monde englobe la communauté scientifique, mais aussi quiconque s’efforcerait de ressaisir des faits analogues selon une démarche d’enquête rigoureuse.

    Un exemple: je suis incapable de créer un logiciel d’analyse statistique, même si je suis en mesure d’employer nombre de ses fonctions. Par contre, je sais que si je prends le temps nécessaire et si j’apprends le savoir requis par cette activité – et peu importe que je sois chrétien, musulman ou athée –, je serai probablement en mesure de réaliser un logiciel de ce type. Je ne serai certainement pas un bon programmeur, mais je peux acquérir ce savoir théorique et empirique.

    J’en reviens à ce qui différencie – car il y a bien une différence – la science des autres formes de savoirs ou de pratiques. L’art et la religion possèdent des formes de rationalité qui pensent leur propre pratique. Comme le dit justement Thomas d’Aquin, la théologie est une réflexion rationnelle partant du donné que constitue la Révélation. Ce qui présuppose un donné indémontrable. Questionner ce donné, c’est s’exposer à ne plus faire partie de la communauté chrétienne. De fait, dans le cadre de l’art et de la religion, le moment de l’investigation est toujours soumis à une pratique.

    La science est un savoir qui produit une réflexivité au carré. Il n’est pas directement orienté vers une pratique, même s’il peut y avoir de la science appliquée. Mais l’adjectif ici qualifie une forme très instrumentale de pratique scientifique. De fait, le propre de la science, c’est de systématiser la réflexivité, d’étendre au maximum son détachement à l’égard d’une pratique, afin de s’interroger plus profondément sur le monde et sur la connaissance que nous en avons. Et cette démarche, c’est précisément l’enquête, ou la science fondamentale.

    Je vous concède un point, et il me semble capital: il y a bien un présupposé qui guide mon enquête. Et, dans une certaine mesure, il a des implications politiques, mais il transcende les clivages entre gauche et droite. Ce présupposé est anthropologique, il a trait à ce qui fait de nous des humains, à nos capacités, mais aussi à notre finitude.

    Je vous l’ai dit, l’investigation est le propre du vivant. Tous les organismes explorent et s’adaptent à leur environnement avec l’équipement biologique qui est le leur. Notre espèce est capable d’explorer le monde d’une façon remarquable: comparez la courbe d’apprentissage d’un bébé humain avec celle d’un bébé chimpanzé. C’est la richesse de cette capacité de ressaisir le monde qui constitue le fondement de mon travail de scientifique.

    Et je constate aussitôt que, contrairement à d’autres espèces animales, les petits d’hommes ne sont rien sans le secours de leurs parents et de leur communauté. Pour advenir au statut d’humain, nous avons besoin de la communauté – il faudrait même ajouter de « communautés » au pluriel, car nos attaches à notre communauté d’origine risquent de nous aveugler et nous empêcher de percevoir l’humanité qui se trouve aussi chez l’autre.

    Ainsi, le moteur et le souci normatif de mon enquête tiennent à une interrogation sur les formes des communautés qui permettront à chaque personne de développer sa richesse d’être humain singulier. Et, pour cela, ici-bas, je n’ai pas connaissance d’un système moins mauvais qu’une société démocratique, pluraliste et libérale aiguillonnée par une science qui l’interpelle, mais qui n’aura jamais le dernier mot sur ce que signifie le fait d’être humain. Car cette signification n’appartient pas aux uns au détriment des autres: elle est notre commun partage.

    Au moment de conclure, je ne peux que vous remercier, cher Olivier, pour la qualité de l’échange auquel vous m’avez convié.

    PGz

    • Cher Philippe, merci pour votre réponse rapide !

      Effectivement, mon argument ressemble à un certain relativisme de sociologie des sciences. Si c’était le cas, il rencontrerait bien le problème d’auto-contradiction de tous les relativismes, que vous avez évoqué. Pourtant il n’en est rien: mon épistémologie est belle et bien réaliste. J’aurais du développer un peu plus pour éviter d’être botté en touche si rapidement 🙂 De même, d’autres points que vous soulevez sont autant de questions qui doivent être développées pour que l’ensemble de l’argument gagne en crédibilité: la circularité nécessaire de toute pensée, la possibilité de se comprendre malgré une appartenance à des traditions différentes, la « conversion » d’une tradition à une autre, etc. Je le fais par ailleurs dans ce blog, et je le ferais encore. (Accessoirement, il s’agit là du problème de la nucléation, qui garanti une certaine stabilités des croyances tant dans les science que dans les religion: les arguments qui soutiennent un système alternatif arrivent nécessairement un par un puisque véhiculés par le langage, et il est facile de les réfuter l’un après l’autre.)

      Il serait intéressant de poursuivre la discussion: croyez vous réellement que la religion ne fasse que répéter des vérités invérifiables, et que sa réflexivité soit tournée sur la pratique? Au contraire, ce que vous présentez de la démarche scientifique (réelles découvertes par confrontations nouvelles avec la réalité, « réflexivité au carré » ou interrogation fondamentale sur le monde et non simplement orientées vers la pratique) me semble une bien meilleure description de mon christianisme — « mon christianisme », parce qu’on ne peut pas mettre toutes les religions ni tous les compréhensions du christianisme dans le même panier, je ne peux parler qu’en mon nom. Il s’agit là encore d’un élément qui appuie ma thèse que les sciences ne sont pas qualitativement différentes. De même, l’exemple de la théologie (ce qu’elle a le droit ou non de faire, à quel moment on est encore chrétiens) trouve son parallèle exact dans les sciences (hypnose, théorie des cordes), et les fait que la mise à l’épreuve des limites de la communauté crée tant de difficultés montre l’importance d’une communauté délimitée (du moins par son centre et ses règles si non par ses contours), tant pour l’enquête scientifique que pour l’enquête religieuse.

      Mais on le voit, on arrive trop rapidement à ce point où ce que je dis est facilement intégré dans votre position, et ce que vous dite est facilement intégré dans ma position.

      Merci en tout cas pour l’os a ronger (plutôt que la tartine) que vous me laissez, et au plaisir de discuter par ailleurs.

      Je vous souhaite au passage une promotion fructueuse de votre livre, et des débats enrichissants !

      OK

      PS: merci pour la correction sur le raisonnement abductif, je me suis en effet planté.

  • Cher Olivier,

    Je vous remercie pour ces clarifications fort intéressantes. Et j’en profite pour remettre une dernière couche à ma tartine.

    Comme les disent les Anglo-Saxons, la preuve est dans la réalisation du pudding et dans son goût!

    Dès lors, plutôt que de spéculer sur des épistémologies possibles – mais qui dont il faudrait encore faire la preuve –, il me semble que la réception de mon enquête montre son efficacité à ressaisir des faits (publiquement disponibles) relatifs à l’histoire contemporaine du monde évangélique. Et, surtout, cette ressaisie apparaît convaincante pour des personnes présentant différentes appartenances, provenant de communautés religieuses ou pas, comme cela est notamment apparent dans les commentaires du blog de la FREE.

    Il y a certes des contestations. Mais, à ce jour, les personnes qui ont soulevé ces critiques ne l’ont jamais fait en regard des données avancées, c’est-à-dire des énoncés rapportés, des observations faites in situ, des documents, etc.

    Évidemment, de nouveaux nouveaux faits ou des interprétations plus robustes me contraindraient à réviser mes analyses. Et n’importe qui – sociologue ou non, évangélique ou non – est à même de produire des tels éléments. Ainsi, si je m’étais permis de taxer gratuitement tous les évangéliques de théocrates, il n’aurait même pas valu la peine de contredire mon propos. C’est une évidence.

    Une question demeure toutefois à l’égard du titre de votre post, «Des sociologues tentés par la vérité absolue»: quels éléments dans mon enquête vous ont-ils laissé accroire que moi ou mes collègues pourrions éprouver ce type de tentation?

    Cordialement,

    PGz

    • « La preuve est dans le pudding. » Métaphore on ne peut plus heureuse! On ne peut que goûter le pudding, et pour cela il n’y a pas de méthode explicite, objective, impersonnelle, détaillée, universellement acceptée par les gens rationnels. On peut expliciter certains critères, se mettre d’accord sur certaines règles, mais on ne peut pas garantir que deux personnes aimeront le même pudding de la même manière. Donc pour reprendre une autre locution anglophone, « Amen to that, brother! »

      À aucun moment je n’ai douté du goût de votre pudding. On est là à deux niveaux différents. Vous faites une excellente proposition de sens, qui illumine les faits de manière pertinente. Le fait que des gens de communautés religieuses ou non l’adoptent comme guide temporaire pour regarder la société témoigne de la qualité de votre travail sociologique. Une fois encore, bravo! Je ne discute dans cet article que de ce que vous dites de votre épistémologie (un peu dans le livre, un peu sur le blog de la FREE) — on est à un autre niveau. Supposons que tout le monde s’accorde pour dire que mon pudding est le meilleur, et que lorsque l’on me demande mon secret ou pourquoi c’est ce pudding qui devrait être servi à l’anniversaire de la Reine, je réponde que c’est parce que pendant qu’il était dans le four j’ai chanté trois fois « God Save the Queen ». On pourrait toujours maintenir que mon pudding est le meilleur, mais ne pas être d’accord sur les raisons qui justifient cela.

      Finalement, lorsque vous posez la question du titre de mon post, j’en viens à me demander si soit l’on ne parle pas du même post, soit vous n’avez pas réellement essayé de me comprendre.

      Amitiés,

      PS: si quelqu’un était réellement intéressés par la « preuve » de mon épistémologie, je ne peux pour l’instant que renvoyer à Michael Polanyi, qui est celui qui a le mieux développer une théorie dans ces lignes (et en français, malheureusement qu’à mon travail de mémoire sur le sujet). Références ici.

      • Cher Olivier,

        Décidément, vous maniez avec virtuosité les métaphores culinaires.

        Mais pour être plus exact dans la description du genre d’activité dont on discute, peut-être aurait-il fallu étendre la métaphore à un concours rigoureux en vue d’obtenir un Master (ou un Doctorat, ce qui devrait bientôt exister en Haute École) dans le domaine de la cuisine gastronomique? Un concours dans lequel chacun des ingrédients doit être choisi pour des motifs tant chimiques et nutritionnels que gustatifs et esthétiques. À certains égards, des éléments d’appréciations esthétiques entrent en jeu, mais, pour une part essentielle, il y a des fautes, telle l’incapacité à réaliser un soufflé en raison d’une mauvaise évaluation de paramètres dans la consistance des ingrédients ou de la température de cuisson. – Vous conviendrez que cela est très différent du fait de chanter trois fois « God Save the Queen ».

        Mais revenons à l’enquête. Comme je le disais dans un précédent post, l’investigation est une propriété du vivant. Elle prend des formes éminentes dans les conduites humaines. Ces investigations sont liées à des problèmes directement rencontrés dans nos activités ordinaires: Pourquoi ma voiture ne démarre-t-elle pas? Où ai-je mis mon téléphone? Comment gagner plus?) Nous pouvons toutefois prolonger ces interrogations en les portant sur un plan plus métaphysique, mais qui demeure téléologique: Que faisons-nous ici? Y a‑t-il un Dieu? Le chat est-il sur le paillasson? Les traditions religieuses et artistiques notamment prennent en charge ces questions qui relèvent du sens. Elles fonctionnent comme des investigations herméneutiques.

        Dans le cas des traditions religieuses, elles possèdent toutefois un buttoir. Si, comme vous l’écrivez en réponse à M. Tétaz, vous soutenez que les religions disent aussi quelque chose à propos du monde, c’est que vous tenez au fait que les propositions religieuses ont une valeur propositionnelle. Dès lors, dans le christianisme, vous avez un ensemble d’énoncés tirés de la Révélation ou du dogme auquel vous allez conférer un statut de littéralité ou métaphorique, ceux-ci n’étant pas à opposer, mais se trouvant sur un continuum. Et, à ce titre, vous pourrez apprécier combien Pouivet reproche à Ricœur de ne pas prendre l’Écriture ou les dogmes assez à la lettre. Quoi qu’il en soit, avec la religion, vous avez un fond traditionnel (Écriture, dogmes, rites, etc.) auquel vous ne pouvez toucher sous peine de ne plus appartenir à la communauté.

        La question à se poser est dès lors: quelque chose de semblable arrive-t-il en science? À ce propos, je dirais que oui, cela peut arriver lorsque la science fonctionne uniquement sur le mode d’une tradition, et non lorsqu’elle déploie le plein registre de l’enquête scientifique.

        Je m’explique. Oui, lorsque la science opère comme une communauté épistémique fonctionnant sur un mode traditionnel, elle s’empêche de considérer certaines possibilités: elle croit savoir sans soumettre ce savoir particulier à une enquête. (Le pire des cas, qui existe malheureusement, tient à la crainte de certains mandarins d’être détrônés par des découvertes faites par des collègues. On étouffe alors des recherches pour garder sa place…) Mais, pour qu’il y ait réellement enquête, il faut qu’une situation soit appréhendée comme indéterminée, ses différentes parties étant perçues comme problématiques. L’enquête aura alors pour effet de produire une description rationnellement et empiriquement contrôlée de la situation, afin qu’elle puisse désormais être ressaisie comme un tout unifié.

        Par ailleurs, et ici l’enquête déploie déjà une part de son efficacité, il se peut qu’une proposition vraie ne recueille pas l’assentiment de la communauté scientifique parce que l’évidence produite est encore trop ambigüe et ne tranche pas décisivement avec la théorie opératoire jusque-là. Il reste à espérer que d’autres recherches seront lancées pour explorer cette possibilité.

        Quoi qu’il en soit, le plein déploiement de l’enquête permet d’interroger tous les axiomes, y compris ceux de la géométrie euclidienne ou de la logique aristotélicienne tenus pendant des siècles pour des a priori indépassables. Cependant, pour interroger de tels axiomes, encore faut-il être en mesure d’expliciter dans quelles situations ils se montrent inadaptés ou insuffisants à traduire les modalités de la réalité que nous observons.

        Or, dans la tradition chrétienne, si vous niez certaines propositions élémentaires telles Jésus est corporellement ressuscité, êtes-vous encore chrétien? Vous conviendrez que la résurrection du Christ se donne difficilement à l’objectivation. Une caméra aurait-elle pu capter sa résurrection? Certains théologiens en débattent. Des croyants pensent même que le suaire de Turin serait la preuve de cet événement, son empreinte physique. Mais cette conception n’est de loin pas partagée par tous les chrétiens. Vous voyez bien ici que la tradition fonctionne comme un butoir.

        Dans le christianisme – du moins dans certaines conceptions très répandues –, la Vérité est donnée à l’avance, dans l’Écriture notamment. Il s’agit à présent de systématiser son exposition en collectant les propositions qu’elle contient. Certains tenants de la philosophie analytique de la religion avancent ainsi une idée très précise de l’enfer, tel Roger Pouivet écrivant : « C’est sans doute parce qu’une conception ramollie de la religion a aujourd’hui libre cours qu’on ne craint plus l’enfer. Qui reste pourtant ce qui est promis au pécheur qui ne se repent pas, non ? »

        Dans votre cas, d’après ce que vous écrivez, vous avez certainement une conception plus exploratoire de la vérité religieuse. Quoi qu’il en soit, malgré la plasticité de l’investigation herméneutique – et je ne doute pas de son existence –, celle-ci demeure circonscrite par un dépôt scripturaire et dogmatique. Et ce dépôt joue déjà sur le plan sémantique.

        Revenons à présent à mon enquête. Vous avez raison, j’ai opéré une sélection dans mes faits. Et cela est inévitable: à défaut, j’aurai pu écrire 45’000 pages plutôt que 450. Le gain de place n’aurait certainement pas été un gain pour la compréhension.

        Dès lors, l’enquête sociologique nécessite une mise en forme de faits dans un double sens : ils doivent être sélectionnés pour entrer dans l’argument, et donc constituer chacun un spécimen particulier représentant une facette du phénomène ; ils doivent ensuite être articulés entre eux de façon à ne pas se contredire mutuellement. La première exigence relève d’une variété pour montrer des types d’occurrences différentes. La seconde est logique, visant à articuler ces différents éléments et à dégager la logique qui sous-tend la cohérence de l’ensemble. Cette logique n’est pas simplement formelle, car ces éléments ressaisis dans le monde pour être appréhendés comme des faits possèdent des caractéristiques qui leur sont propres. La saveur d’une orange n’est pas celle du citron, quand bien même vous préférez l’un à l’autre.

        Dans mon enquête, j’ai ainsi ressaisi un ensemble d’événements observés dans le monde évangélique, et je les ai rassemblés. À mesure que je les rassemblais, un aller-retour constant s’établissait entre l’élément particulier et la vision d’ensemble. Certains éléments ouvraient de nouvelles perspectives de recherche ; d’autres n’apportaient rien de neuf et se révélaient redondants ; d’autres encore mettaient à mal l’explication d’ensemble et m’obligeaient à repenser le tout. Il m’a fallu également aller chercher des contrastes et des contre-exemples, afin de tester la validité de ce que j’avançais. Au bout d’un moment, les nouvelles données s’intégraient à l’ensemble et devenaient redondantes. Le modèle était en mesure d’anticiper, et parfois de prédire assez justement le type de données que j’allais rencontrer si je regardais de tel côté du monde évangélique.

        Ces faits, j’en ai disposé une grande partie dans mon livre, assortis d’analyses. Des analyses très détaillées, offrant au regard du lecteur la possibilité d’aller de l’extrait de discours à mon commentaire et de vérifier que l’explication proposée ne viole pas le sens de ce discours, tout en s’insérant dans ma démonstration générale.

        Dès lors, on comprend que de nouveaux faits viendront certainement modifier la structure générale de mon explication, voire permettront de la dépasser. Mais, au moment de la publication, c’était la meilleure explication que j’étais en mesure de produire.

        Ce qui signifie que le lecteur est juge du procédé analytique et qu’il n’est pas invité à me croire sur la base d’une appartenance à une tradition. Certes, mon insertion institutionnelle me donne des lettres de créance. Mais celles-ci ne sont pas suffisantes pour pallier les défauts d’un manque de rigueur dans l’argumentation. Je n’attends de ce lecteur aucune appartenance à une communauté spécifique, même si je présuppose un lecteur francophone vivant dans le monde occidental – ce qui relève d’un souci de pertinence. Je peux même dire qu’en écrivant, il me fallait envisager plusieurs lecteurs à la fois : collègues sociologues ou profanes à l’égard de la sociologie ; lecteurs francophones de suisse ou d’ailleurs ; évangéliques, croyants d’une autre sorte, agnostiques ou athées.

        Oui, il y a un continuum dans l’investigation et la science occupe un lieu particulier dans ce spectre. Elle n’a pas le monopole sur la vérité. Car, si c’était le cas, pourquoi continuerions-nous à faire de l’art? Et je crois que la religion n’a pas dit son dernier mot à ce sujet pour autant qu’elle se déprend d’une vision absolutiste de la Vérité. Pour autant, je ne connais pas une autre démarche aussi rigoureuse et systématique que la science pour mener l’enquête, interroger ses propres présupposés et les mettre à l’épreuve.

        Cordialement,

        PGz

  • Les longs développements d’Olivier Keshavje reposent sur deux prémisses qui me paraissent non seulement contestables, mais pour la première au moins, clairement intenable.
    (1) Les théories scientifiques (« la » science est un terme qui ne veut rien dire, sauf à démontrer qu’il y a un cadre théorique pertinent commun à la physique quantique et à la philologie grecque, par exemple) formeraient des univers clos reposant sur des présupposés admis sans justification; leurs épistémologies seraient redevables d’une sociologie de la connaissance scientifique puisqu’elles fonctionneraient pour l’essentiel par apprentissage des traditions et des canons d’un groupe visant à la cooptation dans ledit groupe. Une communuaté scientifique serait donc un groupe partageant un « système fiduciaire ». Comme il n’existe pas de méta-tradition (Mais qu’est-ce alors que l’épistémologie historique des sciences à la Kuhn? Qu’est-ce que la sociologie critique à la Bourdieu?), ces sytèmes fiduciaires restent incommensurables.
    (2) Les croyances religieuses constituent elles aussi des systèmes fiduciaires adoptés en vertu d’une appartenance sociale. Elles sont donc structurellement isomorphes aux théories scientifiques. Comme il n’existe pas de méta-théorie, il n’y a pas de critères permettant de décider qu’une croyance religieuse est ou n’est pas recevable, ou, pour le formuler dans les termes techniques, il n’y a pas de critères externes à un système fiduciaire qui justifierait que l’on donne ou non son assentiment à ce système.
    Il suffit d’énoncer de façon claire ces deux prémisses pour constater qu’elles sont hautement problématiques. Je vais formuler trois arguments contre ces positions.
    (1) Les théories scientifiques, comme d’ailleurs les croyances religieuses (je reviendrai sous point 3 à la question de savoir si le parallèle entre ces deux types de systèmes fiduciaires est vraiment celui que semble présupposer Keshavje), se rapportent à un monde commun, dans lequel nous vivons tous. Certes, cette relation peut passer par des médiations fort complexes (pensons simplement à la théorie quantique). Mais fondamentalement, nous sommes tous persuadés que nous parlons du même monde, et que comprendre une théorie, c’est comprendre la façon dont elle se rapporte à ce monde partagé (à un aspect, un segment, etc. de ce monde partagé). Si ce n’était pas le cas, on ne pourrait pas comprendre comment il est possible d’étudier une discipline scientifique. Ou plutôt les études scientifiques fonctionneraient sur le modèle d’une initiation ésotérique dans laquelle il s’agit d’être introduit à une tradition plutôt que d’acquérir les outils théoriques nécessaires à une activité de recherche.Parce que toutes les théories scientifiques, de même que tout notre savoir quotidien, s’inscrivent dans ce monde partagé par tous, les théories scientifiques sont fondamentalement interprétables les unes dans les autres. Certes, je l’ai dit, entre la physique quantique et la philologie, il n’y a guère de points communs. Mais, après tout, on peut se demander de façon sensée si l’atomisme spéculatif de Démocrite a un lien avec les théories contemporaines des particules élémentaires. Etienne Klein travaille sur un livre à ce sujet. Cette question serait dépourvue de sens si le modèle insulaire de Keshavje était juste. Pour le formuler dans le vocabulaire de Keshavje, les systèmes fiduciaires impliqués par les théories scientifiques sont tous des interprétations de ce monde partagé. A ce titre, ils reposent tous sur un schéma conceptuel commun (cf. Davidson, contre Quine). Cela n’implique pas qu’ils puissent nécessairement être réduits à un système unique. Cela n’implique pas non plus que nous puissions disposer d’un accès au monde qui ne soit pas médiatisé par un certain nombre de présupposés conceptuels (cf. Sellars). Mais cela exclut la thèse de l’incommensurabilité entre les systèmes fiduciaires.
    (2)Le monde commun définit l’horizon ultime de toute interprétation d’un énoncé, de quelque nature qu’il soit (langage quotidien; énoncé scientifique, confession de foi, métaphore littéraire, etc.). Nous ne comprenons un énoncé que si nous pouvons le rapporter au monde. Cela ne signifie naturellement pas que la description adéquate (quels qu’en soient les critères) soit l’unique mode de ce rapport au monde. Il suffit ici de renvoyer aux travaux de Ricoeur sur la métaphore (La Métaphore vive) et la narration (Temps et récit). Mais pour Ricoeur aussi, la sémantique est réglée par le rapport au monde, même quand il s’agit de métaphore (cf. son « voir autrement »). Ce rapport doit être conçu de façon holistique: il n’y a pas telle expérience isolée qui permettrait de décider si tel énoncé ou telle théorie est vraie. C’est chaque fois l’ensemble d’une théorie qui est rapportée au monde dans son ensemble, même si chaque théorie centre son attention sur tel aspect ou tel segment du monde. Mais de proche en proche, c’est toujours le monde dans son entier qui est le référent de la théorie prise dans son ensemble. Cela signifie qu’en dernière analyse, toutes les théories vraies doivent être composables les unes avec les autres. Et cela signifie également que la vérité d’une théorie a toujours une dimension pragmatique: elle donne lieu à des exploitations techniques (centrales nucléaires, lumière électrique, ordinateur), elle permet d’expliquer et de prédire des résultats (cela vaut aussi de la sociologie, cf. les sondages électoraux par exemple). C’est un élément crucial pour savoir quelles théories sont acceptables et quelles théories ne le sont pas. Une théorie dont le « système fiduciaire » est logiquement incompatible avec une théorie bien corroborée par ses conséquences pratiques (techniques) apparaîtra difficilement acceptable parce que ses coûts épistémiques seront trop élevés. Elle obligerait à rejeter comme fausses trop de croyannces épistémiques bien corroborées dans les faits sans offrir une interprétation préférable des faits et des résultats que ces croyances expliquent de façon satisfaisante. Il n’est donc pas vrai que nous ne disposions pas de critères justifiant l’assentiment que nous donnons ou refusons de donner à une théorie. Mais ces critères n’impliquent nullement une quelconque méta-théorie ou méta-tradition. Ils impliquent simplement une sémantique à peu près cohérente, c’est-à-dire une réflexion sur les conditions fondamentales de notre emploi et de notre compréhension de la langue.
    (3) Reste à savoir si les religions sont des sytèmes fiduciaires du même ordre que la physique quantique ou la sociologie des organisations religieuses (pour ne rien dire de la philologie grecque). Cette thèse me paraît contestable. Je ne me prononcerai pas ici pour savoir ce qu’ont pu être les croyances religieuses de l’antiquité ou des peuples sans écriture (mais la lecture de Lucien de Samosate semble indiquer que dès l’Antiquité, on jouait avec les traditions religieuses d’une façon qui présuppose que leur statut n’était pas celui d’une théorie scientifique). Dans le monde contemporain en revanche, il me paraît peu vraisemblable de comprendre les croyances religeuses comme des systèmes fiduciaires du même ordre que les théories scientifiques. Un système religieux doit être bien plutôt compris comme une modalité de l’interprétation de soi. Cette interprétation est naturellement une interprétation de l’homme dans le monde, c’est-à-dire de l’homme dont tous les énoncés se rapportent, d’une façon ou d’une autre, à ce monde que nous partageons tous. Mais les énoncés religieux ne se rapportent pas directment au monde. Ils se rapportent à la façon dont l’homme se situe dans ce monde. Ils sont donc proprement des énoncés de second degré (mais ils ne sont pas des méta-énoncés parce qu’ils thématisent eux-mêmes leur caractère réflexif, ce qu’un méta-langage ne peut pas faire, cf. Tarski). Parler d’un système fiduciaire à leur propos me semble dès lors peu approprié. Les énoncés religieux sont régis par des répertoires sémantiques (des récits, des figures, des métaphores) dont l’usage réglé et la maîtrise sont les critères de l’appartenance à un groupe. Croire à l’existence d’esprit nationaux (une vieille croyance issue d’ailleurs de la tradition romantique allemande et de l’historisme d’un Ranke,cf. le Politisches Gespräch de 1836, par exemple) est une manière d’interpréter théologiquement la réalité historique de la nation. Le problème même est porteur d’un indice temporel. Il eût été impossible de croire à de tels esprits avant qu’il existât quelque chose comme des Etats nationaux.Y a‑t-il alors des critères pour l’assentiment donné à ce type d’interpréation? Oui, mais ces critères sont proprement axiologiques et normatifs. Une interprétation religieuse de l’existence politique et de ses formes d’organisation (la nation) doit être compatible avec les autres convictions normatives et axiologiques sur lesquels repose la vie politique et culturelle des sociétés modernes. Une interprétation radicalement anti-pluraliste des formes d’existence politique moderne est par conséquent une interprétation à laquelle on ne peut pas donner son assentiment. Passer outre, c’est manquer de vertu épistémologique (une thématique importante dans les débats actuels en philosophie de la croyance)

    • Cher Monsieur Tétaz,

      Tout d’abord, bienvenue sur mon blog, et merci de joindre la discussion.

      Merci aussi d’avoir fait l’effort d’utiliser un peu du langage que j’ai introduit, et d’avoir tenté de me comprendre (même si comme je vais le montrer c’était un peu rapide, et il me semble que nous sommes d’accord sur plus de choses que ce que votre commentaire laisse entendre).

      Accessoirement, merci aussi de confirmer mon paragraphe qui explique pourquoi et comment il est très facile de rejeter mes propos. Quand vous dites « Il suffit d’énoncer de façon claire ces deux prémisses pour constater qu’elles sont hautement problématiques. », vous faites exactement ce que j’ai prédit (comme quoi mon épistémologie fait aussi des prédictions!).

      Concernant mes deux « prémisses »:
      (1) La philosophie des sciences (Kuhn, Bourdieu) n’est pas une méta-tradition. C’est une tradition qui discute de chose méta par rapport à la science. Exactement les mêmes mécanismes de traditions ont lieu dans toutes les discussions de type méta, et cela est parfaitement apparent en philosophie des sciences. Ou si l’on veut parler de méta-tradition tout de même, alors il suffit d’admettre que toute méta-tradition est une tradition (comment pourrait-il en être autrement?).
      (2) Je n’ai pas dit que ces systèmes sont incommensurables. Au contraire, j’ai écrit explicitement l’inverse (sans utiliser la terminologie d’incommensurabilité). Au mieux dans ce sens, il y a quelque chose qui se rapproche d’une certaine incommensurabilité, et qui s’observe par le fait qu’il est très difficile de se comprendre (ou qu’il est facile de ne pas se comprendre, comme en témoignent les échanges ici). Par contre cela révèle peut-être l’une de vos prémisses implicite: s’il n’y a pas de critères explicites et objectifs, alors tous les paradigmes sont incommensurables. Pour le dire autrement, j’affirme (a) qu’il n’y a pas de critères explicites, objectifs et méthodiques (b) qui permettent la comparaison de toutes pensées. Un peu de logique classique nous apprend que Non-(A et B) = Non‑A ou Non‑B. Et vous concluez Non‑B.
      (3) Je n’ai pas parlé d’isomorphisme structurel (décidément, vous aimez injecter dans mon texte). J’ai parlé de continuum. Je m’oppose à l’idée qu’il y ait une différente radicale entre « la méthode scientifique » et toutes autre pensée humaine. Mais j’ai affirmé des différences aussi. Certainement les théories scientifiques sont sur un pôle un peu plus objectif — mais dans un même continuum (un peu plus là-dessus ci-dessous).

      De manière générale, votre approche de mon texte semble être la suivante: « Monsieur Keshavje nie A, donc il affirme Z. » Et s’il y avait d’autres lettres entre deux? (Accessoirement, être vous familier avec les propriétés de la double négation en logique intuitionniste?)

      Laissant de côté les idées que vous vous faites de ma pensée (si vous êtes intéressés à en savoir un peu plus, je ne peux que vous recommander aussi la lecture de M. Polanyi, et éventuellement mon mémoire sur le sujet), j’en viens à vos trois points:

      (1) Absolument! L’affirmation d’une réalité commune est ce qui garanti le réalisme de ma pensée (et pas le modèle insulaire que vous me projetez). Donc tout à fait d’accord.
      (2) À nouveau, d’accord avec vous — dans les grandes lignes du moins. Bien sûr, nous disposons des capacités de trancher entre deux systèmes fiduciaires différents, et la fécondité est un indice (parmi beaucoup d’autres). Ce que j’avance, c’est qu’il n’y a pas de méthode explicite qui permette de faire ce choix: à un moment, on va se sentir pressé à dire comme Luther « Me voici, je ne puis faire autrement! » Je ne puis voir autrement que cette théorie, elle s’impose à moi avec une force que toute autre théorie n’a pas. Pour aller plus loin, il me faut préciser qu’un des éléments clés de mon épistémologie est ce que Polanyi appelle la connaissance tacite, qui peut être saisie par la maxime « nous savons toujours plus que ce que nous sommes capables de dire », autrement dit il n’est pas possible d’expliciter toute notre connaissance. Cela a des implications sur une phrase comme: « toutes les théories vraies doivent être composables les unes avec les autres ». Oui, si le lieu de la « composabilité » est le sujet connaissant, non s’il on imagine qu’elles doivent pouvoir l’être de manière explicite, sur le papier, dans un article scientifique par exemple.
      (3) L’un des points les plus riches que je garde des mes échanges avec les théologiens libéraux ou critiques, c’est précisément l’insistance sur la question de la religion comme compréhension de soi. Par contre je ne parviens pas à affirmer la dichotomie radicale entre connaissance du monde et compréhension de soi. Il pourrait y avoir ici un axe du continuum sur lequel échelonner les différents système fiduciaires, pour offrir une certaine clarté (certaines théories sont plus portés vers un aspect que vers l’autre). Mais toute connaissance du monde implique une compréhension de soi, et toute compréhension de soi implique des éléments factuels du monde (cf. Vincent Brummer). Parler d’énoncés de second degré est aussi utile: on peut voir la science comme une herméneutique du monde, et la religion (et la philosophie) comme une herméneutique des herméneutiques. On a bien un autre ordre, donc une différence pour ceux qui en veulent, mais on a aussi la similarité: dans les deux cas, c’est une herméneutique.

      Merci pour la discussion, qui m’offre l’opportunité de préciser certains points, et me donner à réfléchir.
      (Sincèrement, merci, c’est exactement pour ce genre de réaction que je pose ma pensée par écrit.)

      Meilleures salutations,

  • […] Il me semble que la majorité des théologiens réformés en milieux universitaires publics répondent oui à cette question: cette distinction privé-fait-savoir/public-valeur-croire est juste et bonne, il faut l’affirmer et travailler en son sein. Il y a eu peut-être une parenthèse avec Barth et ses disciples, mais cela n’a pas duré. Si l’on choisit cette réponse, alors la posture bultmanienne est probablement la meilleure pour affirmer l’Évangile en situation moderne (interpellation subjective des textes, de sujet à sujet), et l’Église se doit de contribuer clairement à l’expansion des valeurs occidentales modernes dans la société et le reste du monde — comme le font si bien Römer et d’autres penseurs de la religion qui travaillent dans un paradigme critique. […]

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