Voler et copier dans le contexte de la communauté

V

À l’ère d’Internet et de la copie facile, on entend souvent dire que « copier c’est voler ».

Rien n’est plus faux:

  • Si tu me voles ma montre, il m’en reste 0 et tu en as 1.
  • Si tu me copies ma montre, il m’en reste 1 et tu en as 1.

Copier n’est pas voler.

Bien sûr, la copie d’une objet physique n’est pas exactement la copie d’une objet informatique. La différence principale est que la copie informatique ne coûte virtuellement rien1, alors que la copie d’un objet réel est considérablement plus fastidieuse.

Il n’empêche, lorsque l’on discute de la légitimité ou non de copier un contenu informatique, il est généralement fait appel à la notion de « droit d’auteur ». L’idée véhiculée est que l’auteur a un droit sur le contenu qu’il produit. La perspective est largement individuelle (plutôt que communautaire), et centrée sur le droit (plutôt que sur le devoir). Si quelqu’un copie le contenu sans que l’auteur n’ait donné son accord, son droit a été bafoué comme s’il avait été victime d’un vol. C’est un acte amoral.

Et si l’on abordait les choses sous un autre angle?

Voler et copier dans la communauté de l’Esprit

C’est — je crois — ce que Paul fait lorsqu’il aborde la question du vol, dans son épître aux Éphésiens2:

Le voleur ne doit plus voler. Il doit plutôt faire tous ses efforts pour travailler de ses mains honnêtement. Ainsi, il pourra donner quelque chose à celui qui a besoin d’une aide. (Eph 4.28, Parole de Vie)

Après 3 chapitres d’exposés théologiques sur l’œuvre de Dieu en Christ, Paul en vient dans ce 4e chapitre à tirer les conclusions pratiques pour la communauté. En particulier, dans cette communauté est présent l’Esprit eschatologique, promesse et gage de la promesse, Esprit d’unité et de sainteté, qui appelle la communauté à vivre dans l’unité et la sainteté (1.13, 4.4). De plus, il s’agit de la communauté qui vit des richesses débordantes présentes en Christ (1.7, 1.18, 2.4, 2.7, 3.8, 3.16).

À partir des versets 25, Paul tire de la présence de cet Esprit des implications très concrètes pour la communauté:

  • Renoncer au mensonge et dire la vérité, car nous sommes membres les uns des autres.
  • Dans la colère ne point pêcher, pour ne pas donner d’emprises à l’esprit de division (a.k.a. le diable).
  • Ne pas dire de paroles mauvaises mais des paroles bonnes, qui communiquent la grâce de Dieu et servent à l’édification.
  • etc.

Toutes ces exhortations n’ont qu’une visée: unir, encourager et fortifier la communauté, afin de la rendre semblable à Dieu lui-même:

Vous êtes les enfants que Dieu aime, eh bien, imitez-le. (5.1, Parole de Vie)

En d’autre termes, si le vol est à rejeter, ce n’est pas parce qu’il transgresserait un éventuel droit à la propriété, mais parce qu’il s’agit d’une action destinée à se servir soi-même plutôt que de servir la communauté, une action qui donc ne manifeste pas le caractère de Dieu (ne glorifie pas Dieu), en ce qu’elle ne témoigne pas de la richesse surabondante du Christ, puisqu’elle présuppose la crainte de manquer. Au contraire, Paul exhorte donc à travailler pour pouvoir donner, aider, servir — manifester la générosité du Christ en construisant la communauté de l’Esprit.

La question n’est donc pas: quel est le bien de l’auteur, mais quel est le bien de la communauté. Autrement dit, est-ce que je me sers de la communauté, ou est-ce que je sers la communauté?

Au passage, on a un argument de plus en faveur du fait que voler n’est pas copier, puisque Paul dit « ne volez pas » et qu’il dit « copiez Dieu ». Copier, ce n’est pas voler. Copier, c’est honorer.

Servir ou se servir

À cette lumière, il devient plus facile de savoir s’il faut copyrighter son contenu (ce qui est le cas par défaut), ou au contraire le libérer (c’est à dire permettre à tous de le diffuser et de le modifier). Avec Internet, la communauté en question est l’ensemble des personnes connectées, soit une bonne partie du monde3.

Par exemple (pour prendre un cas extrême), les entreprises qui militent pour une durcissement constant des lois sur la propriété intellectuelle (par exemple certaines grandes entreprises informatiques ou pharmaceutiques, ou dans l’industrie du divertissement les studios et labels) le font parce qu’il y a un enjeux financier énorme. Plus la propriété intellectuelle est forte, plus je peux saigner la communauté pour me faire de l’argent sur en « vendant » ma « propriété intellectuelle ». La sacralisation de cette perversion, c’est quand des pharmaceutiques préfèrent vendre peu de médicaments à un prix fort, plutôt que beaucoup du même médicament à un prix faible, puisque la première stratégie est plus rentable. Rentable pour l’entreprise évidement, clairement pas pour la communauté.

Dès lors, si je produit du contenu, qu’est-ce qui peut justifier que je choisisse d’empêcher à certains de le copier? Existe-t-il des cas pour lesquels la communauté bénéficie du fait que je lui empêche de diffuser mon contenu4? Si j’écris un livre, crée une super vidéo ou prend une belle photo — et que les gens ont envie de m’honorer en lisant / regardant / diffusant ce contenu — est-ce que je peux justifier de les en interdire tout en affirmant vouloir servir la communauté?

Un argument souvent avancé est que le copyright ou les brevets favorisent la créativité. En effet, si un auteur / créateur voit qu’il pourra faire un bénéfice suffisant, il peut juger bon d’investir dans la recherche / création dans l’espoir de pouvoir vendre le contenu ainsi crée. Cependant, en plus d’être basé sur la cupidité et la volonté de se servir de la communauté pour s’enrichir (plutôt que sur la volonté de manifester la richesse de Dieu en servant la communauté), cette idée est simplement fausse5:

  • de nombreux créateurs créent pour d’autres motivations (passion, volonté de reconnaissance, joie de créer, envie de donner, etc.)
  • la restriction de l’information ne favorise pas la créativité (la plupart du temps, créer c’est copier et améliorer)
  • la situation actuelle de guerre de brevets sclérose l’innovation: « Genius is actually less likely to flower in this world, with its regulations, its pervasive surveillance, its privatized public domain and its taxes on knowledge. » 6
  • les pays qui militent actuellement pour une légalisation forte sur la propriété intellectuelle sont des pays qui ne se sont pas gênés pour copier largement (au temps où les lois étaient nationales, et avant cela où elles n’existaient pas7).
  • S’il n’est pas sûr qu’un durcissement de la propriété intellectuelle ait un impact sur la créativité, on peut être certain qu’elle en aura un sur les pays en développement, contribuant à toujours plus de transfert de richesse du Sud au Nord8.
  • etc.

De plus, permettre la copie de mon contenu ne me coûte absolument rien, alors que vouloir le protéger crée des dépenses inutiles. En effet, il est techniquement possible de copier n’importe quel contenu informatique pour un coût virtuellement nul, alors que vouloir empêcher de copier dans l’écosystème numérique revient à lutter contre la gravité: on développe à grands prix toutes sortes de technologies (DRM et autres verrous numériques) pour empêcher de copier. Ces techniques polluent l’Internet et finissent toujours par être dépassées: en plus d’être absurdes (elles ne servent qu’à justifier un ancien ordre), elles sont contre-productives.

Au contraire, si je choisis d’offrir mon contenu à la communauté, non seulement je sers les autres, mais je risque bien d’y gagner moi-même en retour. S’il s’agit d’un logiciel, et si je donne à tous le droit d’étudier et modifier mon programme, il se peut que quelqu’un y ajoute une fonctionnalité qui me sera utile en retour. S’il s’agit d’un texte, peut-être que quelqu’un va en faire une traduction ou corriger des coquilles. S’il s’agit d’un cantique, peut-être que quelqu’un va en faire une adaptation musicale différente, ou écrire un nouveau couplet. S’il s’agit d’une encyclopédie, peut-être qu’elle s’appelle Wikipédia. S’il s’agit d’une carte du monde, peut-être qu’elle s’appelle OpenStreetMap. Etc.

À cette lumière, je trouve aberrant tout le contenu chrétien de qualité verrouillé par les lois sur la propriété intellectuelle. Par exemple, la plupart des cantiques et liturgies, des livres et ressources de formations, des logiciels et outils de gestion, etc. Comment peut on à la fois affirmer que l’on produit quelque chose pour la gloire de Dieu9, et en même temps interdire aux églises qui n’ont pas suffisamment d’argent (par exemple, la majorité des églises du monde) d’en bénéficier? Est-ce réellement la communauté de l’Esprit que je sers, parce que le Christ m’a enrichi? Ou est-ce que je me sers de ladite communauté pour m’enrichir?

Conclusion

Regarder la question de la « propriété intellectuelle » sous l’angle de la communauté nous éclaire. Quelle attitude sert la communauté, et témoigne de l’abondante richesse de Dieu? Celle d’empêcher de diffuser un contenu que n’importe qui pourrait copier gratuitement si je ne l’interdisait pas, ou celle de donner accès à tous, y compris ceux qui ne peuvent pas payer, sachant que cela ne me coûtera rien de plus?

À la lumière de cette exhortation biblique, il me semble évident que maintenir une interdiction à la copie est une aberration.

Au final, dans le contexte de la communauté, peut-être que le voleur n’est pas celui qui copie mais celui qui empêche de copier.

À noter toutefois qu’un corollaire de cela est que la communauté doit entretenir ses producteurs de contenus. Cela implique notamment de les financer, lorsqu’ils en ont besoin, et en fonction de ce qui est reconnu comme don en eux (cf. Eph 4,11). Il existe de plus en plus de moyens différents et créatifs pour financer les créateurs de contenu: micro-donations, crowdfounding, soutient régulier, etc. Il me faudra faire un article à ce sujet à l’avenir, sans quoi celui-ci n’est pas complet10.

De plus, il faudra aussi préciser comment, techniquement, libérer son contenu de l’emprise du copyright afin de servir la communauté. Là aussi, il existe pléthore de moyens (dont le plus célèbre actuellement est l’ensemble des licences Creative Commons), mais cela implique de comprendre deux-trois principes: on ne libère pas de la même manière un texte, un programme, une vidéo, une invention, etc.

Au final, il me semble que la seule chose qui puisse justifier l’utilisation de copyright sur mon contenu soit la volonté de me servir de la communauté pour m’enrichir.

L’Évangile nous invite à faire l’inverse.

Libérons-nous.

  1. En utilisant par exemple des technologies décentralisées comme le pair à pair (P2P), on peut partager de grosses quantité de données entre de nombreux utilisateurs n’ayant pourtant que des connexions internet moyennes.
  2. Je fais partie de ceux qui, ayant examinés les arguments dans un sens et dans l’autre, continuent de penser que Paul est l’auteur de l’épître aux Éphésiens. À noter que s’il s’agit d’une pseudépigraphie, mon argument dans cet article est en quelque sorte renforcé. Si cela vous intéresse, lisez la suite de cette note après avoir lu l’article.

    Lisez maintenant le reste de l’article, s’il-vous-plaît.

    Sérieusement, lisez d’abord l’article.

    Voilà. Donc si éphésiens n’est pas de Paul, c’est que l’auteur deutéro-Paulinien a jugé qu’il valait mieux pour la communauté copier les idées de Paul (en les adaptant à sa sauce), quitte à ce que son nom à lui tombe dans l’oubli. C’est à dire que non-Paul honore Paul tout en servant la communauté, au détriment de son propre intérêt.

    Bien sûr, si éphésiens est a été écrite par quelqu’un qui se faisait passer pour Paul, il s’agit alors d’une usurpation d’identité, d’une forgerie — ce qui est problématique en soi. C’est pourquoi je n’encourage pas nécessairement à respecter le copyright, par contre j’encourage fortement à respecter les clauses de paternité (indiquer qui est l’auteur de l’œuvre). En d’autre terme cela ne me dérange pas de copier un livre pour le passer à un ami, mais je ne vais pas dire que c’est moi qui l’ai écrit.

  3. Certes, on ne peut pas dire que l’Esprit est présent dans cette communauté comme il l’est dans l’Église. Cela dit, Internet étant un des moyens de communiquer de l’Église, on peut appliquer le raisonnement par extension: si je limite la copie sur internet, je limite les possibilités de l’Église. On pourrait aussi fonder un argument similaire sur la grâce commune, et l’accent serait alors un peu différent.
  4. En dehors de contenu à caractère personnel — où il devient question de protection de la vie privée — ou de contenu potentiellement dangereux.
  5. Les curieux trouveront certains éléments d’une réponse plus détaillée dans cet autre texte. Pour un argumentaire plus détaillé, je vous suggère la lecture de J. Gibson, Creating Selves. Intellectual Property and the Narration of Culture, London, Ashgate, 2006.
  6. J. Boyle, « A Manifesto on WIPO and the Future of Intellectual Propery » in Duke Law & Technology Review, n.9, 2004, p.11.
  7. Pour un petit historique du développement des lois sur la « propriété intellectuelle », cf. P. Drahos & J. Braithwaite, Information Feudalism. Who Owns the Knowledge Economy? London New-York, The New Press, 2002. ← Lecture très fortement recommandée.
  8. B. Hindley, « The TRIPS Agreement: the Damage to the WTO », in M. P. Pugatch (ed.) The Intellectual Property Debate. Perspectives from Law, Economics and Political Economy, Massachusetts, Edward Elgar Publishing, 2006, p. 33.
  9. Ou au nom de l’Évangile, ou en étant motivé par l’amour, ou quelque soit la formule qui convienne dans le langage conceptuel de la dénomination en question…
  10. En effet, que ce soit clair, je n’affirme pas que les créateurs / artistes ne doivent pas être soutenus financièrement.
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5 commentaires

  • Très juste, un message à diffuser. Heureusement qu’il est sous licence libre 🙂
    A part ça, tu dis qu’il faut entretenir les créateurs, ce qui est tout à fait juste. mais rappelons surtout que de libérer ton œuvre ne veut pas dire ne plus en retirer d’argent. Quand tu vois que Tesla Motors libère toutes ses patentes dans le but que plus de monde fasse des voitures électriques, ils ont pas l’intention de gagner moins.

  • Intéressant !

    A noter qu’Erri de Luca, dans son « Et Il dit »(Gallimard)fait le commentaire suivant :
    « Tu ne voleras pas »[surtout dans un contexte où, dans un camp dans le désert, la notion de « propriété » était peu pertinente]. Non, mais tu pourras entrer dans le champ de ton voisin et manger le fruit de ce qu’il a semé. Tu ne prendras avec toi ni panier ni hotte à remplir et à transporter, parce que ça, c’est voler, soustraire le bien d’autrui. Mais dans son champ tu pourras te nourrir et tu n’oublieras pas de remercier son labeur, son bien et la loi qui te permet d’entrer. Et à la saison des récoltes, le propriétaire laissera une dixième partie de son champ au profit des démunis. Et encore : quand les moissonneurs seront passés avec leurs faux, ils ne pourront passer une deuxième fois pour terminer. Ce qui reste revient au droit de grappiller. 

    Ainsi, tu ne voleras pas poussé par la nécessité et tu ne maudiras pas la terre qui te porte et le ciel qui passe au-dessus de toi. Et si tu travailles pour un salaire, le prix de ta peine te sera payé le jour même. Ainsi est-il dit à celui qui t’engage : « Dans sa journée, tu lui donneras son salaire et le soleil ne passera pas au-dessus de lui, car il est pauvre et vers ce salaire il lève sa respiration. » (Deutéronome, 24, 15). Celui qui retient chez lui la paie due à l’ouvrier qui a fait son travail est semblable au voleur, mais il opprime un pauvre, ce qui est pire […]. Si la personne humaine est rabaissée au niveau d’une marchandise, d’un butin, celui qui la réduit à ça est un voleur ».

    (op cit, pp 79–80)

    D’autre part, il est recommandé, notamment dans Ephésiens, « d’imiter ».
    Et les « fausses imitations » ? Ce qui est « frelaté », avec un risque pour la santé(ici, spirituelle) publique ?

    Merci à vous et bonne continuation !

    Fraternellement,

    Pep’s

  • Merci pour ce bel article. Excellent! Pour une fois, je n’ai pas de réserve et me dis qu’on pourrait pousser dans ce sens 😉
    Par exemple, je me dis que les belles idées liturgiques et homilétiques développées par les ministres, c’est quand même dommage qu’elles soient stockées sur des disques durs plutôt que facilement partageables… Quand on a une idée qui reproduisible et efficace, c’est dommage que la communauté plus large n’en profite pas.

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