Évangéliser dans le contexte de la sécularisation

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Quelle est la tâche de l’Église dans une société sécularisée? Comment envisager l’évangélisation dans un tel contexte? « Evangelism in the Context of Secularisation » est article de Lesslie Newbigin, paru en hollandais en 1990 dans Kerk en Theologie1 et republié en 1994 dans A Word in Season: perspectives on Christian World Missions2. Ce qui suit est un résumé / traduction / paraphrase de l’article.3

La sécularisation

L’idée que le progrès et la science moderne allaient éliminer progressivement toute croyance religieuse a été largement abandonnée. Le siècle passé a été le témoin d’une grande croissance de nombreuses spiritualités en Occident: traditions orientales, résurrection d’anciennes religions païennes, l’énorme popularité de l’astrologie, etc.

Mais laissant de côté ces mouvements qui apparaissent comme religieux dans le sens où ils affirment des réalités qui ne peuvent pas être soumises à l’investigation des sciences empiriques, il est clair qu’il y a même dans les sociétés les plus sécularisées des forces qui ont un caractère religieux dans le sens où elles ont un statut de dogme, qui exige une adhésion totale. De nombreux chrétiens ont accueillis à bras ouvert la sécularisation comme une forme de libération rendue possible par l’Évangile, comme un espace libre de tout contrôle religieux ou idéologique, qui laisse la place à l’individu d’exercer en toute liberté sa propre rationalité et moralité.

Pourtant, les dogmes ne disparaissent pas simplement parce qu’on bannit le terme. Il est évident que les enfants des écoles occidentales sont amenés à accepter certaines croyances à propos des origines et de l’histoire humaines façonnées par certaines hypothèses. On apprend, non pas dans les classes d’éducation religieuse, mais de science, histoire ou littérature, que la vie humaine peut être comprise et gérée de manière satisfaisante sans référence aucune à Dieu. Et ceci est enseigné non comme une croyance, mais comme un fait. On apprend que ce dont les humains ont besoin pour bien vivre est le corpus de connaissance fiable produit par les sciences, et non pas les révélation et grâce offertes par Dieu. Tel est le dogme qui contrôle la vie publique, bien distinct des opinions que les individus sont libres de choisir pour eux.

Mais ce dogme est insuffisant pour satisfaire les aspirations humaines. S’il n’y a pas de réponses aux questions qui nous intéressent — pourquoi tel événement m’est arrivé? À quoi sert la vie humaine? — les gens se tournent vers l’astrologie, les plaisirs immédiats du divertissement, de la drogue, du sexe et de la violence gratuite. Nous avons besoin d’idoles pour remplir l’espace vacant crée par l’abandon du Dieu vivant. Au final, notre société n’est pas séculière, mais païenne, une société dans laquelle hommes et femmes donnent leur allégeance à des non-dieux.

La société sécularisée n’est donc pas un espace neutre et libre dans lequel nous pouvons projeter le message chrétien. C’est un territoire occupé par d’autres dieux. Nous avons à faire à des principautés et pouvoirs.

Qu’est-ce que l’évangélisation dans un tel contexte?

Pour nos contemporains acquis au dogme de la sécularisation, l’Église est une association volontaire de gens qui veulent promouvoir certaines valeurs pour eux-mêmes et la société. Ces valeurs sont affaire de choix personnel, pas des faits que tout le monde doit accepter. Et donc le succès de ces valeurs dépend du nombre de ses adhérents. L’évangélisation est l’effort de l’Église de répondre à son déclin en recrutant de nouveaux membres. Il en découle une certaine anxiété pélagienne: il est impératif que nous réussissions, sinon nous sommes perdus.

Au contraire, jamais dans ses lettres Paul n’appelle l’Église à un devoir d’évangéliser. L’Évangile est une réalité tellement puissante qu’il ne peut se taire à son propos: « Malheur à moi si je n’évangélise! » (1 Cor 9, 16) Et il semble considérer que cette réaction est partagée par les fidèles. Pourquoi cela?

La première évangélisation du Nouveau Testament est l’annonce par Jésus que le Royaume de Dieu s’est approché. Il ne s’agit pas d’une nouvelle ecclésiale, mais mondiale, publique. Ce n’est pas une question de « valeur », mais de « fait ». C’est une grande nouvelle, qui exige une réponse immédiate. Les gens accourent, mais il semble que le Règne de Dieu ne soit pas ce qui était attendu. Il y a du rejet, trahison, condamnation, et finalement mort. Désespoir et suicide. Mais ce qui semblait la fin devient le nouveau commencement: le tombeau est vide, Jésus est ressuscité, la mort est vaincue — Dieu règne après tout ! En résulte une explosion de joie qui ne peut être gardée secrète: tout le monde doit l’entendre. Il n’y a pas besoin d’appeler les gens à évangéliser: si ces choses sont vraiment vraies, elles doivent être annoncées!

Au contraire, beaucoup de nos communautés se sont confortablement installées dans la société. L’Évangile a été domestiqué par notre culture. Nous avons accepté, silencieusement, le dogme qui contrôle la vie publique. L’histoire « réelle » est celle qui est enseignée à l’école, à savoir l’interprétation de l’histoire depuis notre temps et place dans l’histoire. La Bible est un des petits éléments de cette histoire. Son but, s’il en est un, est la création demain d’une société un peu meilleure que celle d’aujourd’hui, ou l’accomplissement de mes ambitions personnelles avant que je ne décline dans la sénilité. Cette histoire passe à côté du but véritable. Le sens de l’histoire a été raconté une fois pour toutes dans les événements que le Nouveau Testament raconte. Si, fidèles à nos meilleures traditions, nous adhérons à cette histoire comme notre histoire, alors nous vivons en décalage par rapport à la société. Et ce décalage posera des questions, tout comme la plupart des prédications du livre des Actes sont des réponses à des interrogations.

« Il semble que si l’Église vit fidèlement selon la véritable histoire, le dialogue sera initié non par l’Église, mais par celui ou celle qui sent la présence d’une nouvelle réalité, et qui veut en savoir plus sur son secret. »

La manifestation d’une réalité nouvelle

Comment cette nouvelle réalité sera rendue visible? Il semble qu’il y ait trois éléments principaux: une vie partagée, des actions, et des paroles.

Premièrement, une vie partagée dont le cœur est la louange du Dieu Trinitaire, créateur et sauveur. La première réponse des disciples après la résurrection de Jésus est qu’ils retournent à Jérusalem, plein de joie, et loue constamment Dieu dans le temple (Luc 24, 51). Au sein des souffrances et horreurs du monde, une communauté qui vit selon l’histoire racontée par Dieu déborde d’espérance, de joie et de louange. Une communauté qui vit joyeusement de l’amour de Dieu devient une communauté de laquelle un amour véritable déborde sur les voisins. Une telle communauté est la principale herméneutique de l’Évangile.

Deuxièmement, la présence d’une nouvelle réalité sera rendue visible par des actes. L’annonce du Royaume par Jésus était immédiatement suivie d’actes de guérisons et libérations. Ces actions sont mues par la seule compassion, sans condition. C’est l’amour de Dieu en action. Dans une communauté remplie de l’Esprit, ces actions découlent naturellement. Et avant tout, il s’agit des gestes des membres dans leurs tâches quotidiennes. Même si l’Église entreprend de telles actions de guérison et libération en tant qu’Église, elles sont secondaires par rapport aux actes des membres individuels. Il s’agit d’actions qui découlent de la vie nouvelle en Christ, pas de moyens d’attirer des nouveaux membres, ou de justifier l’Église aux yeux de la société. Il ne s’agit pas non plus de l’Église qui s’aligne sur le programme de paix et justice de la société, sans quoi elle ne devient plus qu’un des nombreux agents de la société, au lieu d’être signe et avant-goût de la réalité nouvelle, pointant vers Jésus crucifié et ressuscité en qui seul nous trouvons la paix et la justice de Dieu.

Finalement, la présence de la nouvelle réalité est attestée par des paroles. L’Église doit parler, annoncer, prêcher. Jésus prêchait et a enseigné à ses disciples de prêcher. Les actions ne sont pas suffisantes, elles ne sont pas explicites. La prédication est une explication des actions, et les actions sont le témoignage que la prédication est vraie. Les paroles sont vides si elles ne viennent pas d’une communauté qui témoigne en action, mais elles sont nécessaires pour raconter l’histoire dans laquelle Jésus tient la place centrale.

5 points sur l’évangélisation

1. L’Évangélisation n’est pas l’effort des croyants pour lutter contre la décroissance de l’Église.

C’est le partage de la bonne nouvelle que Dieu règne — bonne nouvelle pour ceux qui l’acceptent, mauvaise nouvelle pour ceux qui la rejettent. L’évangélisation doit être libérée de l’anxiété pélagienne que tout dépend de nos efforts. Dieu règne, son règne est révélé et rendu efficace dans l’incarnation, le ministère, la mort et la résurrection du Christ. Plus l’on comprend ce fait, plus l’on devient confiant pour partager cette réalité.

2. L’évangélisation dans la société sécularisée s’appuie sur la communauté locale.

Il y a de nombreuses autres formes: évangélisation de masse à la Billy Graham, littérature, télévision, cours et formations, etc. Ces choses sont auxiliaires. Certaines peuvent être importantes, mais elles restent auxiliaires. La communauté est le lieu où l’histoire est racontée, méditée, appliquée aux événements contemporains pour qu’ils soient réellement compris. En partageant les sacrements, nous sommes insérés efficacement dans cette histoire, dans la vie, la mort et la résurrection de Jésus.

3. Une tâche fondamentale est de former les membres à devenir agents du Royaume dans les différents domaines de la vie publique dans laquelle ils sont insérés.

Ce travail à la frontière est difficile, sans cesse nouveau, et les membres de la communauté doivent être mis en marche pour être capables de penser et discuter la manière dont leur foi chrétienne affecte leur vie quotidienne dans la société. À cet endroit se trouve l’interface entre l’Église et le monde, à cet endroit se joue la confrontation entre l’ancienne et la nouvelle création. En vivant à la lumière de la véritable histoire, des différences de comportement doivent apparaître, et des questions jailliront. « Pourquoi est-ce que tu fais cela? Pourquoi est-ce que tu te comportes ainsi? » Ici commence l’évangélisation.

Pour l’instant, ce genre de confrontation est relativement rare, parce que les Églises ont accepté que la foi est une affaire privée, pour laisser le secteur public contrôlé par une autre histoire.

4. Les membres doivent donc être formés à participer à ce dialogue.

Chacun doit être équipé pour rendre compte de sa foi, expliquer l’histoire chrétienne et son importance pour la vie de tous les jours. Cette explication ne sera pas complète sans une invitation à venir et voir, à faire partie de la communauté qui vit selon cette autre histoire, et apprendre ce que cela change. Ici se trouve l’appel à la conversion, qui n’est pas uniquement une conversion de la volonté ou du cœur, mais aussi une conversion de la pensée, un appel à voir les choses d’un œil radicalement différent, y comprit les choses de la vie de tous les jours.

5. Vers une société chrétienne?4

L’évangélisation n’est pas juste une conversion individuelle, pas juste un moyen de croissance d’Église, pas juste prêcher et agir pour changer la société. Et ce n’est certainement pas un moyen de ressusciter la chrétienté en Europe, avec l’Église en position de pouvoir. Mais l’évangélisation pourrait mener à quelque chose de différent: une Europe qui soit une « société chrétienne », pas dans le sens où elle est dirigée par l’Église, ni dans le sens où tout le monde est chrétien. Une « société chrétienne » serait une société qui, après que des chrétiens aient pris sérieusement à bras le corps les conséquences (bonnes et mauvaises) de la modernité et leur aient confronté l’histoire chrétienne, serait telle que ceux qui occupent des positions d’excellence dans tous les domaines seraient façonnés dans leur vie publique par l’histoire chrétienne. Une société dans laquelle la véritable histoire a une place dans le domaine public.

Que ceci soit le projet de Dieu ou non pour notre continent, notre tâche est la même. Dieu nous a confié une bonne nouvelle, la nouvelle qu’il règne. Cette nouvelle doit devenir le point de départ de toute pensée, et notre évangélisation un débordement de cette foi joyeuse. Qui sait, peut-être Dieu a‑t-il en réserve pour notre pauvre vielle Europe sécularisée une naissance nouvelle au 21e siècle?

  1. Lesslie Newbigin, « Evangelisatie in de Context van Secularisatie » dans Kerk en Theologie 41(4), 269–277, 1990.
  2. Lesslie Newbigin, A Word in Season: Perspectives on Christian World Missions, Jackson, E. (eds.), Wm. B. Eerdmans, Grand Rapids, 1994.
  3. L’image de couverture est tirée de Neo-Paganism.
  4. Ce point est peut-être celui sur lequel Newbigin est le plus contesté.
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