À votre avis, c’est qui le plus fort: la science ou la religion?

À

La question

L’une des questions philosophico-théologique les plus discutées, dans les livres comme dans les bistros, consiste à mesurer la science et la religion (ou la philosophie). Qui, de la science ou de la religion, est le plus à même de répondre à nos questions profondes? Lequel permet au mieux d’expliquer et donner du sens au monde? Lequel nous conduira vers plus de vérité, nous permettra de résoudre nos problèmes et de réduire nos souffrance?

La formulation la plus élégante de la question est sans aucun doute celle du crypto-philosophe Simon Jérémi, dans son Dialogue avec Serge Karamazov1:

Alors qui est le plus fort, l’éléphant ou l’hippopotame?

Un des plus éminents spécialistes de la question, Ian Barbour, propose quatre perspectives sur le rapport entre science et religion2:

  1. Conflit: chaque fois qu’un éléphant croise un hippopotame, c’est le combat à mort. Science et religion sont incompatibles. Pour certains, c’est clairement l’éléphant le plus fort, pour d’autre, c’est clairement l’hippopotame, à savoir soit la science a (ou aura) toutes les réponses et peut expliquer la religion, soit la religion a toutes les réponses. Cette position est rentable financièrement parce qu’elle permet à Dawkins et autres de vendre des livres, et aux média d’organiser plein de débats.
  2. L'éléphant est le plus fort
    L’éléphant est le plus fort sur la terre ferme (src)

    Indépendance: chacun son domaine — l’hippopotame est le plus fort dans l’eau, mais l’éléphant est le plus fort sur la terre ferme. La science répond à la question « comment », et la religion à la question des valeurs et au « pourquoi ». Cette position est la réponse la plus facile pour avoir l’air très sage tout en n’ayant jamais réfléchi en détail à la question, mais elle est aussi utilisée par des gens très intelligents, par exemple:

    « La science est l’étude par l’homme du fonctionnement du monde alors que la religion est acte de louange. » 3

  3. Dialogue: en partageant leurs techniques de chasses, l’éléphant et l’hippopotame peuvent apprendre l’un de l’autre, et devenir chacun plus fort. Étant donné qu’il y a des questions à la frontière des deux disciplines (Pourquoi y a‑t-il quelque chose plutôt que rien? Qu’est-ce que le temps? etc.), et des analogies intéressantes entre la science et la religion (Y a‑t-il des hypothèses testables en religion?), chacune peut apprendre de l’autre. Mais en se rencontrant dans un terrain plus ou moins neutre, et en rentrant ensuite chacun dans son laboratoire.
  4. Intégration: l’éléphant peut manger des hippopotames pour devenir encore plus fort. Ici, scientifiques sympathisants et religieux (de fait, théologiens) posent des questions métaphysiques sur la base des avancées scientifiques, pour réfléchir à la question du sens. Le plus célèbre exemple est la théologie naturelle, où la science conduit à la religion (et une de ses formes les plus pratiquées — et critiquées — aujourd’hui, l’intelligent design4). Barbour, qui se retrouve dans ce quatrième modèle, s’oppose pourtant à la théologie naturelle et affirme faire une « théologie de la nature » 5:

    « Les doctrines théologiques doivent être cohérentes avec les données scientifiques, même si on ne peut pas les dériver à partir des théories scientifiques actuelles. »

Alors, qui est le plus fort? Dans quelle catégorie se situer?

L’éléphant et l’hippopotame existent-ils?

Et si la question n’était pas très bien formulée?

Qu’est-ce que « la science »? « La religion »? Est-ce que toutes les disciplines scientifiques, et toutes les démarches religieuses, se comportement intrinsèquement de la même manière dans leur rapport les unes aux autres, comme s’il y avait une structure éternelle de « la science » et une structure éternelle « la religion »? Non. Ultimement, « la science » n’existe pas, « la religion » n’existe pas. Il n’y a pas une science qui décrirait le monde. Il y a des sciences, qui ont des approches et des perspectives bien différentes, et parfois contradictoires, et peuvent être portées à avoir un rapport plus ou moins explicite avec les questions de sens. De même, il n’y a pas une religion, mais des religions, et des sous-groupes de ses religion, et chacun de ces groupes est porté à voir différemment son rapport avec le monde et la démarche scientifique, selon sa logique interne. « La science » et « la religion » sont des constructions utiles en ce qu’elles clarifient et simplifient la vie de tous les jours, mais dangereuses si on les absolutise.

Isaac Newton - scientifique ou religieux?
Isaac Newton — scientifique ou religieux?

Une première étape serait alors de poser la question du rapport entre « les scientifiques » et « les religieux ». Mais là encore, il n’y a pas de frontières nettes entre la catégorie « scientifique » et la catégorie « religieux ». Où placer quelqu’un comme Isaac Newton?  Était-il plus scientifique que théologien? Certes, sa contribution à la science est considérablement plus significative que sa contribution à la théologie, mais qu’en était-il pour lui?6 Et quel a été le rôle de sa vie religieuses dans son travail scientifique, et réciproquement? Les exemples d’hommes et de femmes à la frontière entre « scientifique » et « religieux » ne manquent pas.

Au final, il est peut-être plus juste de dire qu’il n’y a que des individus dont certains sont plus rationnels que d’autres, consacrent plus de temps à une entreprise reconnue soit comme « science » soit comme « religion » que d’autres, ont des croyances explicitement formulées et assumées ou pas, appartiennent à une communauté plus clairement identifiée dans une catégorie que dans l’autre, etc. Ultimement, il n’y a que des êtres humains, situés, qui cherchent à comprendre les choses. Ce qu’on attribue généralement à la science (le comment) et à la religion (le pourquoi) ne sont que deux lieux d’un même continuum, l’un ne peut exister sans l’autre. Dans à peut près toute théorie articulée, il y a du quoi et du pourquoi, tant dans « la science » que dans « la religion ». Car une théorie qui répondrait à l’un des aspects mais pas à l’autre — ou de manière contradictoire — serait profondément insatisfaisante intellectuellement.

Si bien que, sur cette base, on peut redéfinir « science » et « religion », quelque part dans la ligne suivante:

  • La religion, c’est l’effort passionné de l’être humain pour comprendre le monde qui l’entoure afin de donner sens à son environnement, et contribuer si possible à son plaisir, son confort et sa sécurité.
  • La science, c’est l’effort passionné de l’être humain pour comprendre le monde qui l’entoure afin de donner sens à son environnement, et contribuer si possible à son plaisir, son confort et sa sécurité.

On le voit, ultimement, on n’est pas dans des registres très différents.

Bien sur ces deux définitions ne suffisent pas à définir toute « la science » ou toute « la religion ». Mais elles touchent un point fondamental de l’aspiration humaine derrière ces entreprises. Plus que par exemple « la science est une explication du monde sur la base de modèles mathématiques. » C’est vrai aussi, mais ce n’est pas aussi fondamental.

« Science sans conscience n’est que ruine de l’âme. » écrivait Gargentua à Pentagruel7. La ruine actuelle, à mon sens, c’est d’avoir perdu la conscience que la science fait partie des grandes aspirations humaines pour comprendre sa place dans le monde — comme la religion, la philosophie, l’art, etc. C’est la conclusion à laquelle certains philosophes des sciences nous ramènent. En particulier Polanyi (on s’en serait douté!). Ayant montré l’importance de la connaissance tacite, des passions, de l’intuition, de l’engagement et de la responsabilité du chercheur, Polanyi peut dire que dans sa réalisation, la science n’est pas une entreprise qualitativement différente de l’art ou la religion:

« Science can then no longer hope to survive on an island of positive facts, around which the rest of man’s intellectual heritage sink to the status of subjective emotionalism.« 8

À un niveau très fondamental, donc, il n’y a pas des éléphants et des hippopotames, mais que des pachydermes plus ou moins grands, gros et gris, qui cherchent à survivre dans un monde hostile. Il n’y a pas une nette séparation entre « science » et « religion », et donc la question n’est plus: « qui est le plus fort, de la science ou de la religion? », mais « comment parvenir au mieux à faire sens du monde, comprendre ce que cela signifie d’être vivant et humain, et nous aider à mieux nous comporter? »

Vers un monde de pachydermes

Le problème avec la question « science vs religion », comme avec toutes les réponses apportées en ces termes, c’est qu’elles présupposent une distinction radicale entre deux ordres de la connaissance, entre « croire » et « savoir ». Cette distinction est ancrée très profondément dans notre culture, et donc très difficile à décrotter. Il apparaît pourtant de plus en plus qu’il s’agit d’une fable. Revaloriser l’aspect profondément humain de la démarche scientifique comme de la démarche religieuse permet de voir certaines similarités: au final, l’aspiration du fondamentaliste-créationniste qui cherche à calculer l’âge de la terre sur la base de ses connaissances bibliques, n’est pas différente de l’aspiration de Ian Barbour qui cherche à comprendre Dieu sur la base de ses connaissances scientifique. Les deux cherchent passionnément une connaissance cohérente de la vérité, en utilisant toutes leurs capacités cognitives.

Si l’on pose cette question, en particulier en régime moderne, c’est parce qu’on craint le péché par excellence: que la foi, la croyance, la religion — ou quelque chose de cet ordre — influence la science. Argh! Le retour de l’inquisition! Non, l’hippopotame doit rester dans sa mare! Et pourtant, cela a toujours été le cas que la foi influence la science. À grande échelle: la vision du monde chrétienne a joué un rôle décisif dans l’avènement de la science moderne. À plus petite échelle: énormément de « croyances » injustifiées continuent de guider les scientifiques dans leurs démarches heuristiques — et sans icelles, la science ne serait pas possible. Il est donc souhaitable que les fois/religions/croyances influencent les scientifiques dans leur recherches. Pas de manières imposées de l’extérieure, mais comme moteur personnel de la recherche. Un fondamentaliste veut essayer d’expliquer le monde avec son modèle young earth? Génial ! Peut-être que ce faisant il remarquera des choses que personnes n’a vu autrement. Le faire taire en imposant une distinction qui n’existe que dans certains esprits ne mènera à rien. Un neuro-scientifique veut expliquer la croyance en Dieu en décortiquant le fonctionnement du cerveau? Super. Un archéologue veut partir à la recherche des ossements de Jésus pour montrer que le christianisme est faux? Tant mieux!

Ne craignons pas ici de sombrer dans l’obscurantisme: les approches conservatrices non-fécondes ne feront pas de petits, ne convaincront personnes et s’éteindront d’elles-même. Un pluralisme méthodologique est clairement bénéfique pour la recherche (autant que le réductionnisme méthodologique en sciences dures), pour autant que l’on garde quelques principes en tête:

  • Je suis situé, il n’y a pas de connaissance qui ne soit pas située, il n’y a pas de connaissance qui soit sans risque
  • Celui qui parle depuis une autre perspective que moi est peut-être au moins aussi intelligent et honnête que moi, et engagé dans une même quête profonde et sincère que moi
  • Je ne suis pas menacé par celui qui offre une explications incompatible avec ce que je crois profondément. Même si cette connaissance porte le label scientifique.
  • Un pluralisme méthodologique n’est pas un pluralisme idéologique: toutes les idées ne se valent pas, ce n’est pas parce que je prétend que la recherche de l’autre a une légitimité que je pense qu’il a raison

Ne cherchons pas trop à réguler les rapports entre « science » et « religion ». Que chacun poursuive ses passions, et cherche à partager ses découvertes, c’est ainsi que nous avancerons le plus.

Bref, il n’y a pas d’éléphants ou d’hippopotames — il n’y a que des pachydermes plus ou moins gros, grands, gris.

Bonus: l’exemple typique du pachyderme flou qui ne veut rien dire: le tapir.

  1. Dominique Farrugia et Alain Chabat, La Cité de la peur (1994), écrit par Gérard Darmon, Alain Chabat, Dominique Farrugia et Chantal Lauby
  2. Ian G. Barbour, When Science Meets Religion: Enemies, Strangers, or Partners?, HarperOne, 2000, 205p. D’autres grands noms sur la question sont par exemple John Polkinghorne, Arthur Peacocke ou Stephan J. Gould, qui proposent tous leurs typologies, plus ou moins similaires.
  3. Gilles Castelnau, Ces mots qu’on n’aime pas: créationnisme,  Évangile et Libertés, Août-Septembre 2013, n°271, p.5.
  4. Bien sûr, tout le monde n’est pas d’accord pour dire que l’intelligent design est une forme de théologie naturelle, dont W.A.Dembski lui-même.
  5. Cette « théologie de la nature » est une forme d’objectivisme scientifique, soumis aux mêmes problèmes que ceux que je soulève par ailleurs.
  6. Newton a clairement passé plus de temps a étudier la bible que la science. Il semblerait que sur les 3’600’000 mots que Newton a écrit, seuls 27% concernent la science, alors que 40% concernent la théologie. Cf. The Correspondence of Isaac Newton, édité par H. W. Turnbull, F.R.S., Cambridge 1961, tome 1, pág. XVII., cité sur wikipédia.
  7. François Rabelais, Les horribles et épouvantables faits et prouesses du très renommé Pantagruel Roi des Dipsodes, fils du Grand Géant Gargantua, ch. 8: « Comment Pantagruel estant à Paris receupt lettres de son pere Gargantua, et la copie dicelles. », 1532. Texte complet sur wikisource, et en ePub pour ceux qui voudraient le relire confortablement.
  8. M.Polanyi, Personal Knowledge, Towards a Post-critical Philosophy, Chicago, University of Chicago Press, 1958,1964, p.133.
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14 commentaires

  • Pour changer, j’ai une réserve. Multiplier les approches, d’accord, mais encore faut-il travailler sur la même chose. Quand tu prend l’exemple de young earth, encore faut-il que le créationniste ne reste pas dans la Bible mais fasse des expériences sur le terrain; si son unique argument est un savant calcul à partir des données bibliques, c’est insuffisant. Par contre, le géologue peut en rester à ses études de datation s’il ne souhaite pas reconnaître de sens transcendant à sa question. Bref, la question est vraiment de se mettre d’accord pour travailler sur un même objet et non des objets différents mais qui ont un même nom mais dans des lexiques spécialisés différents.
    A partir de là, il y a la possibilité de constater des faits qu’il s’agit ensuite d’interpréter, comme pour la mort d’Arafat: personne ne conteste la présence élevée de polonium, mais ce sont les explications qui divergent. Et là, je suis complètement d’accord sur toi sur la légitimité des approches pour tenter d’apporter des explications.

    • Heureusement que tu as des réserves, sinon je m’inquiéterai 🙂

      1. Pourquoi faudrait-il privilégier l’expérience sur le terrain à la Bible, ou à la méditation transcendantale ou à je-ne-sais-quoi? Quand on dit cela, c’est qu’on accepte l’idée — fortement ancrée dans notre tradition scientifique — que la connaissance nous viens par l’expérience des choses matérielles. D’autres traditions voient les choses autrement, par exemple pour certains bouddhistes, le monde sensible — Māyā — est une illusion, alors pourquoi aller sur le terrain? Bien sûr, je suis d’accord avec toi qu’il faut faire des expériences sur le terrain, mais je ne peux l’affirmer que dans ma tradition, dans mon engagement de foi. Et si quelqu’un veut affirmer autre chose sur la base d’une autre tradition, donner un coup de marteau en disant « il faut faire comme ça » est insuffisant.

      2. Sur la distinction fait/interprétation, il me semblait que tu avais lu Kuhn 🙂 Le problème, c’est qu’il n’y a pas de « fait brut ». Et suivant la théorie/tradition qu’on habite, on verra des faits différents, ou on considérera différemment les faits qui sont significatifs de ceux qui ne le sont pas. Dans bien des cas (comme Arafat) il y a suffisamment d’accord sur ce qui est un fait significatif, mais dans d’autres cas ce n’est pas si simple. Il faut accepter que même sur la description des faits, on peut diverger. Il faut chercher à se mettre d’accord pour travailler sur le même objet, comme tu dis, mais ce n’est pas garantit qu’on y arrive. Je crois qu’il faut aller jusque là dans le pluralisme méthodologique. (Sinon ce n’est qu’un demi-pluralisme.)

      ++

      • Sur la description des faits, c’est vrai que la divergence peut être très forte… par exemple pour un accident de voiture 😉 (Toujours en tête une présentation d’un philosophe du courant analytique.) De mon point de vue, la description du fait relève déjà en partie de l’interprétation, l’observateur n’étant neutre et omniscient, mais dans mon exemple des voitures, le fait qu’il y a eu touchette est indéniable (surtout dans certains cas). Du coup, on se met quand même d’accord là-dessus et c’est à partir de là qu’on discute.

        Mais – en déviant beaucoup –, l’idéologie peut quand même bien biaiser des débats, surtout quand il y a des motivations économiques, avec l’exemple de l’industrie des cigarettes. Dans ce cas, j’estime que la pluralité d’approches a quand même ses limites.

        Aller, j’assume mon semi-pluralisme!
        A+

  • J’ai cru que la note n°1 se rapportant à Serge Karamazov dirait « aucun lien ».

    Bon. C’est avec cette petit déception au cœur et après l’avoir exprimée ici que je vais maintenant lire la suite…

  • Votre article est intéressant mais passe assez vite sur le caractére social de vos pachydermes et notamment les notions de pouvoir, de communautés et de territoires.

  • Il faut, il me semble clarifier ce que l’on entend par tradition dans vos propos. N’ayant pas lu Polanyi ( je suis pécheur…) , peut ‑être que ma réflexion est sans objet ?
    Pourtant, je ne vois pas bien à quoi se rattache le mot tradition ( ou culture, me semble-t-il est aussi utilisé ).
    En effet, un créationniste peut se dire scientifique, et d’ailleurs certains s’en réclament pour donner plus de poids à leurs propos. Dans ce cas, quelle est la tradition dont on parle?
    Est-elle définie par l’appartenance à une communauté, si oui comment la caractériser ? (Nationale, confessionnelle, professionnelle, idéologique) ou par une façon de penser propre à un milieu?
    Suffit-il de penser la même chose pour avoir une tradition commune?
    Une théorie est-elle suffisante pour fonder une tradition? Un discours est-il une tradition?
    Que le débat création / évolution ait lieu au sein d’une culture judéo chrétienne empreinte d’esprit scientifique mérite réflexion. Plusieurs traditions existent au sein d’une même culture, je le sais bien. Mais la question les traverse, justement, de même que certaines prises de positions éthiques: ainsi, tous les catholiques ne sont pas anti-gay, et tous les protestants réformés ne sont pas pour la légalisation de l’IVG. A préciser donc ce que vous entendez par tradition.
    Cela dit, la distinction croire / savoir n’est peut-être pas si fragile que vous ne le dites: le simple fait (oups, pardon, ce n’en n’est pas un, vite un autre mot !) qu’il y ait deux mots indique une différence. A interpréter, certes, mais à juste titre. Et à penser.
    Qu’il y ait des similarités ou des analogies entre croire et savoir, ça me va très bien, de même que des questions frontières, mais, vous le savez mieux que moi, s’il y a ressemblance, il y a aussi dissemblance.
    Il faut penser tout ça, ensemble, si possible.
    Il se peut bien que certaines langues n’aient pas ces deux mots: mais nous les avons: cherchons à penser ce qu’ils portent à la pensée justement, et cherchons dans les autres langues le sens de cette absence. Et ce que ça donne à penser du lien au monde.
    On touche là à la question du langage et de ses rapports complexes à ce qui n’est pas lui-même.
    Si on en reste à juste étudier comment discours, théories et systèmes de pensée se construisent, on va finir par dire que tout se ressemble, et c’est normal, vu que c’est du langage! La science comme la religion sont des discours portés par les aspirations humaines, tout comme les délires schizophrènes ou les monologues d’un dépressif, ou les romans policiers, version populaire de la metaphisyque selon Eco, je crois. (Ben oui: qu’est-ce que c’est ? Qui l’a fait? Pourquoi?)Tous ces discours sont intéressants.
    Mais ils ne se réfèrent pas tous de la même façon au monde dans lequel ils sont énoncés. Ils ne visent pas la même chose quand bien même ils expriment une part du désir humain.
    C’est cette part de différence qu’il faut explorer, penser et partager.

    • Cher Jean-Patrice,

      Merci de prendre le temps de partager vos réflexions et questions, c’est précieux et enrichissant !

      Vous avez raison de dire qu’une société est composée de multiples tradition, qui s’interpénètrent les unes aux autres. C’est un des points que je veux encore travailler: pour l’instant, je me suis plus intéressé à l’effet des traditions sur l’humain qui réfléchit (j’ai mis la loupe plus sur l’individu, il peut être utile de voir l’image plus large). Mais de fait, on habite plusieurs traditions, sommes membres de plusieurs communautés: communauté religieuse, politique, scientifique, artistique, sportives, etc. Tout ces éléments se mélangent en l’individu, mais des courants sont dissociables à l’échelle de la société.

      Cela dit, pour comprendre « tradition » dans mes propos, pensez à « références partagées », par exemple. Ainsi quand vous dite: « on a des mots pour croire et pour savoir, il y a une raison », vous habitez le langage de notre culture et considérez qu’il a quelque chose de valide à transmettre. Et lors que vous parlez à quelque, vous présupposez qu’il va entendre à peu près la même chose que vous lorsque vous dite « savoir ». C’est là le propre d’une tradition: on l’habite de manière a‑critique, et on voit le monde à travers, et ça nous permet de communiquer.

      Là où vous avez encore raison, c’est quand vous dite qu’il faut explorer la différence. J’insiste sur la similarité (entre discours scientifique et discours religieux), parce qu’elle existe et qu’elle est systématiquement gommée (c’est un des courants qui travers en profondeur notre culture). On insiste suffisamment sur la différence. Cela dit, pour que ma pensée soit compréhensive et pas juste parasite, je dois être capable de systématiser cette différence pensée en complémentarité avec la similarité. J’ai proposé tout à l’heure dans un autre commentaire que l’on pourrait voir les discours scientifiques comme des herméneutique du monde, et les discours religieux comme des herméneutiques des herméneutiques. On voit la similarité (il s’agit dans les deux cas d’herméneutique, qui font appels aux mêmes facultés que sont la raison et l’appartenance à une tradition (la foi) — et non pas un savoir rationnel versus un croire), et on voit la différence (les discours religieux sont d’un deuxième ordre, plus large).

      Qu’en pensez-vous?

  • Bonjour Olivier,

    merci pour votre réponse.
    Pour la question de ce que vous appelez Tradition, allons‑y pour « références partagées ». ça me va. Mais la question rebondit: dans les débats créationnistes / évolutionnistes ou dans ceux autour de l’archéologie en Israël, on trouve des scientifiques dans les deux écoles. Ils partagent des références communes (méthodes et langage propres à leurs disciplines scientifiques), mais ils divergent dans leurs lecture des « faits ». Les références qui orientent les résultats ne sont pas internes à leur discipline, mais externes.
    Enfin, c’est ce qu’il parait à un regard rapide. En regardant d’un peu plus près, il me semble qu’il y a une différence radicale: c’est que la théorie religieuse empêche les « sogenannte » créationnistes de suivre la pente que les méthodes scientifiques internes à leur disciplines indiquent. Au nom même du statut des résultats de la science en question.
    Par exemple, lorsqu’un scientifique découvre une pierre vieille de 4.4 milliards d’années,datée selon les protocoles approuvés, le créationniste va avancer que ce résultat n’est pas une certitude mais une probabilité, car les protocoles approuvés sont eux-mêmes entachés des erreurs de l’expérience etc.
    ça indique que les recherches épistémologiques en philosophie des sciences, recherches qui mettent à juste titre une certaine modestie dans les sciences ( on est loin du positivisme à la Auguste Comte), sont utilisées par les créationnistes pour dire :« ah ah, vous voyez ! Même la science ne fournit pas de certitudes absolues ! Alors que la Bible, etc.. ».
    On a le même aplatissement des choses lorsque l’on dit que le créationnisme et l’évolutionnisme sont juste deux théories qu’il faudrait simplement, par honnêteté intellectuelle, enseigner côte-à-côte.
    Là encore l’épistémologie est utilisée pour montrer que, puisqu’il n’y a pas de certitude établie en faveur d’une théorie plus que pour une autre, puisque tous les chercheurs ont des a‑priori, alors elles se valent.

    Ce raisonnement, à mon avis, repose sur deux pieds bots…
    Le premier, c’est le présupposé selon lequel la certitude est le critère permettant de régler la discussion. Or, il n’est pas sûr que la question de la certitude soit typiquement scientifique, quand bien même Descartes, dans le Discours de la méthode, en fait un objectif capital.
    Le deuxième repose sur une méprise quand à ce qu’une théorie peut être: c’est le récit qui cherche à intégrer de façon cohérente le plus grand nombre d’indices à disposition. D’où son caractère changeant et modeste. Le récit pourra changer en fonction des découvertes de nouveaux indices. A cet égard, le créationnisme n’est pas une théorie: c’est un discours précédant les découvertes d’indices et qui va chercher à les intégrer à lui-même. Tout en reprochant à la théorie de l’évolution d’avoir des failles.

    Pour moi, mais je ne sais pas trop ce que vous en pensez, mais, que ce soit au sujet de l’archéologie en Israël ou au sujet du débat créationnisme / évolutionnisme, on a chaque fois le même déroulement. Les « scientifiques » (appelons-les ainsi) font des découvertes, et ils sont les premiers surpris de voir qu’en essayant de leur donner du sens, ils se rendent compte que le cadre de pensée traditionnel biblique est trop étroit pour intégrer les indices découverts. C’est surtout frappant pour les archéologues: convaincus de retrouver la Bible sous le sable, ils ont du déchanter. Les récits bibliques ne sont pas simplement confirmés par les fouilles. Il y a des failles immenses. Il y a une certaine distance entre le récit construit autour des découvertes et celui autour d’une lecture littérale de la Bible. Comme un changement de paradigme…
    Et d’ailleurs… on constate aussi que le discours créationniste se construit en face de l’élaboration de la théorie de l’évolution, en réaction. Peut-être bien qu’il masque et qu’il perd, en se prétendant « scientifique » lui aussi (avec un temps de retard et une idéologie totalisante), le sens noble de ce que « création » veut dire.

    Alors, pour revenir à ce que vous disiez en fin de votre réponse à mon premier commentaire, je vois bien qu’il y a une similarité entre discours scientifique et discours religieux. Leur statut herméneutique est comparable. Et peut-être bien que la distinction croire / savoir n’est pas tout-à-fait pertinente ici. Elle se prête à une formulation des différences. Alors que vous formulez les similarités en parlant d’herméneutique d’herméneutique. (Au carré).

    Pourquoi pas ?

    Une voie catholique paraît intéressante: si les sciences recherchent la vérité, tout comme la théologie, le but est que les voies se rejoignent, à l’infini, puisque la vérité est une.
    Or l’infini c’est assez loin quand même…
    Bon, je sais qu’un horizon (même artificiel), ça sert à s’orienter quand l’oreille interne s’y perd…
    A méditer.

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