Newbigin sur la confiance adéquate du chrétien

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Note: ce billet a été publié dans la revue Hokhma, n°101, 2013.

Quelle peut être la confiance du chrétien face à sa foi? Est-ce qu’il y a une connaissance chrétienne? Et si oui, quel est le statut de cette connaissance face à d’autres savoirs, en particulier scientifiques? Quel interactions entre foi, doute et certitude dans la vie chrétienne?

Voilà des questions bien importantes, auxquelles ont entend toutes sortes de réponses. La réponse généralement admise, que beaucoup de théologiens modernes admettent et diffusent, est que le « savoir » est a réserver aux disciplines scientifiques (dans un sens large, historiographie comprise). La foi, du domaine du personnel, de l’intime, se situe sur un autre registre, qui n’est pas celui de la connaissance. Dans l’ordre du savoir, c’est le doute radical (méthodologique) qui est de mise: la foi n’a aucune place. Dans l’ordre du croire, foi et doute (existentiel) peuvent cohabiter. L’ordre du savoir est objectif, valable pour tous; il est le même pour tout le monde. Et il délimite un cadre à l’intérieur duquel chacun est libre de construire ou vivre sa foi, mais ce cadre ne peut pas être transgressé par une personnelle qui se veut intellectuellement honnête. Le domaine du croire est subjectif, personnel, et remettre le croire de l’autre en question passe pour de l’intolérance.

Cette conception du savoir et du croire est aujourd’hui bien ébranlée, et est très difficilement défendable telle quelle. Un auteur qui propose une vision alternative très riche, de manière relativement simple et accessible, est l’œcuméniste, missionnaire, pasteur et théologien anglais, Lesslie Newbigin (1909–1998).

Newbigin, Propper Confidence

Newbigin, Proper ConfidenceDans son excellent Proper Confidence: Faith, Doubt, and Certainty in Christian Discipleship, Newbigin trace, à la lumière de Polanyi, une troisième voie entre modernes (le savoir est neutre, objectif, certain — des fondamentalistes et théologiens « critiques« 1) et postmodernes (le savoir se prétend neutre pour masquer des intérêts personnels, aucun méta-récit n’est à privilégier). Comment éviter l’arrogance des uns, et la perte du contact de la réalité des autres?

La question que Newbigin pose est donc la suivante: comment témoigner de la vérité de l’Évangile dans une culture qui a recherché la certitude absolue comme idéal de la vraie connaissance, et qui maintenant désespère de parvenir à une quelconque connaissance de la vérité ? Comment éviter l’arrogance du discours qui prétend tout savoir et ne laisse pas de place à l’alternative, et la mollesse de celui qui prétend que tout se vaut, et se vide de tout contenu?

Deux types de connaissances

Newbigin distingue la connaissance classique de la connaissance personnelle:

  • La connaissance classique, que ce soit sous sa forme platonicienne ou aristotélicienne, présente un sujet au contrôle des opérations: je décide des questions que je pose (qui vont conditionner les réponses que j’obtiendrais), et l’objet de ma connaissance est soumis passivement à mon questionnement. La connaissance produite est mon accomplissement et ma possession.
  • Un autre type de connaissance, que nous expérimentons tous les jours, est la connaissance personnelle. Ici, je ne suis plus au contrôle: je peux poser des questions, mais je dois aussi répondre aux questions de l’autre. La connaissance qui en résulte n’est pas simplement mon accomplissement, mais aussi un don de l’autre.

Il y a une différence radicale entre ces deux manières de connaître, différence que l’on peut expérimenter lorsque l’on parle de quelqu’un d’absent, qui soudainement entre dans la pièce. On peut alors feindre d’ignorer sa présence, ou prétendre que c’est un imposteur et qu’il n’est pas celui dont on parle, mais si l’on reconnaît sa présence, le discours change nécessairement.

Que se passe-t-il si — comme le prétend la foi chrétienne — Dieu entre dans la pièce? Soudainement, c’est à nous de répondre aux questions, plus de les poser. « Certainement, poser des questions est une part vitale de notre rencontre avec la réalité. Mais la réalité nous rencontre finalement lorsque nous devons répondre à la question qui nous est posée par le logos incarné: « Qui dis-tu que je suis? » (p.12)
Le lecteur familier en philosophie classique qui lit le prologue du quatrième évangile est confronté à un tel choix. Le texte parle de logos, on est en terrain familier. Mais soudainement, « le logos se fait chair »! Le lecteur peut alors soit fermer le livre en considérant que l’auteur est hors de son bon sens, soit continuer à lire, et voir l’édifice de la pensée grecque détruit pour être reconstruit sur la base de ce nouveau logos. L’acceptation dont témoigne la tradition biblique que Dieu se révèle en Christ devient le nouveau point de départ de la pensée.

Remarque: Ici, Newbigin se distingue très clairement de la théologie moderne, « critique ». Cette théologie peut reconnaître l’importance des deux types de connaissances, mais va les distinguer clairement, les séparer en deux ordre distincts (du savoir et du croire, présenté succinctement plus haut). Il y a le « Jésus de l’histoire », que tout historien peut rechercher indépendamment de sa propre situation (de foi, géographique, sociales, etc.), dans le domaine du savoir. Et il y a le « Christ de la foi », rencontre personnelle de l’individu avec le Christ ressuscité, dans le domaine du croire. Mais en aucun cas cette nouvelle connaissance peut influencer la première. Pour Newbigin, au contraire, cette nouvelle connaissance devient la base de toute connaissance, y compris historique.

Certitude et nihilisme

Dans deux chapitres aux titres univoques, « le doute comme chemin vers la certitude » (Doubt as a Way to Certainty) et « la certitude comme chemin vers le nihilisme » (Certainty as a Way to Nihilism), Newbigin brosse une esquisse de l’évolution du rationalisme en Europe, via Avicenne, Descartes, Newton, Kant et Nietzsche. Depuis, un profond dualisme entre objectivité et subjectivité, théorie et pratique, fait et valeur, savoir et croire, etc. traverse notre culture. Le type de connaissance visée par la modernité — certaine et sur le modèle mathématique des Principia de Newton — est impossible à atteindre. Elle débouche naturellement sur le nihilisme.

En particulier, depuis Bacon, la science rejette le concept de dessein ou cause finale et ne garde que celui de cause efficiente, ce qui aura des conséquences monumentales pour l’histoire des sciences. Voir tout sous l’angle des causes efficientes (suite à une élimination méthodologique des causes finales) a été extrêmement riche et fructueux. Mais la tentative d’expliquer tout ce qui existe sur la base des causes et non du dessein conduit à des absurdités conceptuelles et à la tyrannie sociale2. Les causes peuvent être découvertes par l’observation d’un mécanisme, mais pas le dessein ou le but dans lequel le mécanisme a été crée, car jusqu’à ce qu’il soit réalisé, il est caché dans l’esprit de celui qui planifie.

Si l’on voit un chantier et que l’on se demande ce qui va être construit, deux possibilités s’offrent à nous:

  1. attendre que l’édifice soit fini,
  2. demander à l’architecte ce qu’il planifie.

« Si l’ouvrage en question est la création et l’accomplissement du cosmos, la première alternative n’est pas disponible. » (p.57) Si la vérité est recherchée sur la base de la cause des choses seulement, on ne peut pas découvrir le but de la vie. On est donc libre de choisir et d’imposer nos propres desseins. C’est ce qui se passe aujourd’hui quand on ne peut pas contredire le discours scientifique sous peine de passer pour irrationnel, mais que chacun est libre de choisir ses valeurs et de vivre comme il le souhaite dans un monde conçu de manière scientifique.

Le christianisme ne présente pas une vérité compatible avec les canons de rationalités de la modernité et satisfaisant à ses exigences de certitude3. La vérité présentée se donne sous la forme d’une histoire, qui donne du sens à nos vies, « l’histoire du cosmos et de la race humaine en termes de l’activité de son Auteur et Gouverneur. » (p.72) Elle donne un ensemble de lentilles, non pas pour être regardées et analysées à travers d’autres lentilles, mais pour regarder au travers. Le rôle de l’Église est de raconter et d’incarner cette histoire. L’histoire racontée n’est pas différente de celles racontées par les historiens séculiers qui écrivent l’histoire d’une nation ou d’une civilisation. Elle n’est différente qu’en ce qu’elle interprète les sources différemment, à la lumière de l’auto-révélation de son Créateur. En ce sens, elle est une contre-histoire. Bien sûr, elle ne peut pas être évaluée sur la base d’un cadre fiduciaire qui lui serait extérieur. L’affirmation que « Celui par lequel et pour lequel toute chose existe doit être identifié à un homme qui a été crucifié et qui est ressuscité » cadre mal avec n’importe quelle structure de plausibilité. Au contraire, elle offre une nouvelle lumière pour interpréter toute autre histoire. Cette histoire est soit la pierre de l’angle, soit une pierre d’achoppement. De plus, la révélation n’est pas simplement une communication d’informations, mais une invitation. La réponse attendue est une conversion radicale, un engagement intellectuel et actif, dans tous les domaines de l’activité humaine, y compris scientifique.

S’appuyant sur Polanyi, Newbigin montre que sa pensée n’est pas un sacrificium intellectus: tout système qui cherche à comprendre et à rendre compte de l’expérience le fait sur la base de croyances qui ne peuvent être prouvées. En conséquence, aucun système de croyance ne peut être rejeté sur la base du fait qu’il repose sur des suppositions non démontrées4.

Comme Polanyi, Newbigin conclut que foi et doute sont tous deux nécessaires dans la connaissance, mais que la foi — la volonté de prendre le risque d’affirmer des propositions qui pourraient être doutées — a un rôle premier, et le doute un rôle dérivé et second. En effet, le doute doit nécessairement s’exercer dans un cadre fiduciaire. « Le doute raisonnable s’appuie sur la foi; la foi raisonnable ne s’appuie pas sur le doute. » (p. 255) Une pensée responsable peut se développer au sein de l’histoire racontée par la tradition chrétienne. Puisque l’on ne peut avoir une compréhension totale des choses qu’en considérant à la fois leur fonctionnement et leur dessein, et que c’est dans cette histoire que nous comprenons le dessein de Dieu pour le monde, il faut reconnaître la théologie comme faisant partie de l’entreprise de la connaissance humaine. Si le logos s’est fait homme en Jésus-Christ, cela doit aussi colorer notre recherche de la vérité, y compris dans le domaine des entités impersonnelles. Cependant, si le niveau théologique (qui prend en compte la téléologie que la science ne peut pas voir) est le niveau ultime, la théologie doit respecter l’autonomie relative des différents niveaux de la réalité, qui se doivent d’étudier la réalité sur la base de leur ressources propres, avec leur perspective singulière.

Conclusion

En conclusion, à la question posée par une culture en quête de certitudes ou désabusée de savoir sur quelles bases l’on peut considérer que l’Évangile est vrai, Newbigin montre que chercher à démontrer la plausibilité de la foi chrétienne ou à l’analyser selon les canons ambiants de la rationalité, revient à faire fausse route. Si l’histoire que l’Église raconte est vraie, elle remet en question tous les critères de rationalité fondés sur d’autres suppositions. L’Évangile n’est pas un ensemble de croyances qui reposent sur l’observation empirique et l’expérience humaine, mais l’annonce d’un nom et d’un fait, qui offre le point de départ d’une nouvelle manière d’aborder et de rendre compte de la totalité de l’observation empirique et de l’expérience. L’accepter est un nouveau départ, une conversion radicale, y compris intellectuelle6.

L’Église doit être humble: elle n’est pas seule en possession de la vérité, elle n’est qu’une apprentie qui cherche à comprendre ce que cela signifie de vivre à la lumière de la Seigneurie du Christ. Mais elle doit aussi être courageuse dans l’annonce que Jésus seul est Seigneur, bien que l’ultime démonstration reste encore à venir. Newbigin s’oppose là à une théologie moderne qui ayant accepté les canons de la modernité passe la tradition chrétienne au crible de la critique, pour mettre en lumière ce qui est objectif, factuel et théorique, et laisse à la subjectivité de chacun le choix des valeurs et pratiques. De même, Newbigin s’oppose au fondamentalisme qui, comme la théologie moderne, accepte l’idéal moderne d’une connaissance certaine et veut défendre une connaissance objective de Dieu sur la base d’une lecture littérale des Écritures.

Trop long, pas lu

Polanyi montre que toute connaissance, y compris scientifique et critique, demande d’abord l’appartenance à une tradition, qui porte en elles des valeurs, une structure de plausibilité, un certain regard sur le monde. Autrement dit, la foi précède le doute.

Newbigin montre que la stratégie de la théologie moderne, qui a été de laisser une partie du savoir à la science conçue dans un cadre matérialiste et atéléologique (sans prise en compte de la finalité des choses), pour se retrancher dans un autre niveau est non seulement une mauvaise réponse à l’interpellation du Créateur en Jésus-Christ, mais aussi une option qui n’est plus nécessaire (à la lumière d’une philosophie des sciences un peu actuelle). La posture du théologien chrétien doit être de s’assumer au sein d’une tradition qui prend son origine dans l’événement Jésus-Christ, et analyse, interprète, observe le monde depuis là, en l’assumant pleinement. Par exemple, l’axiome de Semler (qui veut que la Bible soit lue comme n’importe quel autre texte) est précisément une négation de ce nouveau point de départ du savoir: la Bible n’est pas n’importe quel texte, puisque précisément elle rend témoignage à la Parole faite chair. Accepter l’axiome de Semler, c’est imposer a priori sur la recherche une certaine perspective (à influence théologique) à travers laquelle l’histoire sera vue. Au contraire, ne pas accepter l’axiome de Semler ne veut pas dire que la Bible sera lue de manière littérale, a‑historique, fondamentaliste. Mais la lecture historique et rigoureuse sera faite à travers la lumière de l’Auto-Révélation du Créateur, au sein de la structure de plausibilité et des canons de rationalités qui en découlent. L’histoire racontée sera différente de l’histoire racontée par les historiens critiques, mais ne sera pas sur un autre plan7. Le savoir ainsi produit — historique comme théologique — est un savoir unifié sur le monde (et non schizophrénique comme c’est le cas en théologie critique).

Mais le savoir du chrétien n’est pas « certain » dans un sens cartésien, comme le veulent parfois les fondamentalistes. La confiance adéquate du chrétien est celle d’une connaissance personnelle, située dans une tradition à partir de laquelle le monde est connu, basée sur une conviction profonde:

La confiance propre à un chrétien n’est pas l’assurance de celui qui prétend être en possessions d’un savoir démontrable et indubitable. C’est la confiance de celui qui a entendu et répondu à l’appel qui vient du Dieu par qui et pour qui toutes choses ont été faites: « Suis moi. » (p.105)

  1. Pour les fondamentalistes, la connaissance religieuse — la doctrine — est un savoir qui a des propriétés similaires à la connaissance scientifique telle qu’elle est perçue par les théologiens modernes: certaine, et indiscutable autrement que sur sur certaines bases certains modes, et à l’intérieur de certaines limites qu’il est interdit de franchir. Il en résulte notamment une attitude fermée: le discours ou le cadre dans lequel la communauté évolue est le seul qui mérite d’être entendu.
  2. C’est l’inversion morale dont parle Polanyi.
  3. Newbigin a développé cela dans The Gospel in a Pluralist Society (1989).
  4. Ce qui doit être rejeté, en revanche, c’est l’aveuglement qui empêche de voir la dimension fiduciaire de toute pensée.
  5. Newbigin renvoie ici à la critique du doute de Polanyi. Cf. mon travail de mémoire pour une présentation succincte.
  6. Cf. Newbigin, Foolishness to the Greeks: Gospel and Western Culture (1986), p.148.
  7. Il s’agit, pour reprendre une image présentée plus tôt, d’une autre manière de relier les points.
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