Royals de Lorde, les negro spirituals, et le pouvoir subversif de la musique

R

Je suis tombé tout à l’heure sur cette vidéo du morceau Royals de Lorde1, et j’ai été touché par la puissance du message:

L’occasion de réfléchir sur l’effet subversif de la musique.




Commentaire de la chanson

Lorde, Royals
Lorde, Royals

Je ne connais rien sur Lorde en dehors de cette chanson. Donc je ne sais pas si elle vit ce dont elle parle ici, et ça ne m’intéresse pas. (Ironiquement, cette chanson l’a propulsé au top de la célébrité, à voir si elle tiendra le même discours à l’avenir). Ce qui m’intéresse, c’est l’univers crée par la chanson, et l’effet sur l’auditeur2. Lorde essaie de montrer la réalité des jeunes, pas telle qu’elle est projetée dans les médias, mais telle que des gens ordinaires comme elle et ses amis la vivent. Comme elle l’écrit dans la description de la vidéo, « la plupart du temps, on ne fait rien de plus extraordinaire que de jouer avec des briquets ou de zoner devant des magasins. »

(Couplet 1)
I’ve never seen a diamond in the flesh
I cut my teeth on wedding rings in the movies
And I’m not proud of my address, in the torn up town
No post code envy

Tout ce qu’elle sait sur les diamants et les bagues, elle l’a appris dans les films et les clips vidéos. Les démonstrations ostentatoires de richesses ne font pas partie de son quotidien.

Elle n’habite pas dans un endroit extraordinaire non plus, au contraire. Mais en même temps ça lui va, elle ne rêve pas de déménager dans un endroit plus glorieux.

(pré-refrain)
But every song’s like gold teeth, Grey Goose, trippin’ in the bathroom
Blood stains, ball gowns, trashin’ the hotel room
We don’t care, we’re driving Cadillacs in our dreams
But everybody’s like Cristal, Maybach, diamonds on your timepiece
Jet planes, islands, tigers on a gold leash
We don’t care, we aren’t caught up in your love affair

Tous les chants qu’elle entend parlent de dents en or, d’alcool, de fringues, de fêtes débridées dans des hôtels, de champagne, de voitures et montres de luxes, de jets privés, de tigres tenus en laisse. Les clichés typiques que l’on retrouve dans beaucoup de pop, peut-être particulièrement l’hip-hop commercial.

Mais elle s’en fout, elle est contente avec ce qu’elle a, avec ses rêves et ses fantasmes (« on conduit des Cadillacs dans nos rêves »).
Elle s’est fou, elle n’est pas prisonnière de cet amour des choses qui brillent, elle n’est pas concernée.

(Refrain)
And we’ll never be royals
It don’t run in our blood
That kind of luxe just ain’t for us
We crave a different kind of buzz
Let me be your ruler, you can call me Queen Bee
And baby I’ll rule (I’ll rule I’ll rule I’ll rule…)
Let me live that fantasy

On parle sans cesse de la famille royale (mariages, naissance), mais on en parle de l’extérieur, sans en faire partie. Cette métaphore exprime le sentiment de Lorde d’être à côté de ce monde de consommation et d’activités extrêmes présentés aux jeunes par les médias. Elle n’en fait pas partie, et elle ne veut pas en faire partie. Elle aspire à quelque chose de différent, une expérience autre.

Quelle expérience? La reine des abeilles fait un jeu de mot avec le « buzz » de la ligne précédente. Sur qui veut-elle régner? Peut-être que Lorde dit ici qu’elle n’abandonne pas ses désirs d’influence, elle y aspire. Mais elle veut le vivre à une échelle raisonnable — son groupe, ses amis, son copain, de son public actuel.

En tout cas ce n’est pas parce qu’elle ne rêve pas de ce que les médias lui proposent qu’elle arrête de rêver pour autant.

(Couplet 2)
My friends and I we’ve cracked the code
We count our dollars on the train to the party
And everyone who knows us knows
That we’re fine with this, we didn’t come from money

« Nous comptons nos dollars dans le train vers la fête. » Lorde célèbre ici la simplicité de sa vie avec ses amis. Non, elle n’a pas de grosse voiture, elle prend le train pour se déplacer. Et non, elle n’a pas des liasses de billets; elle compte son argent en dollars, pas en grosses coupures. Mais là aussi, ça lui va. L’argent n’est pas son but. Le simple fait d’aller avec ses amis à un fête, pour le plaisir d’être ensemble, lui suffit.

(Pont)
(Oooh ooooh ohhh)
We’re bigger than we ever dreamed, and I’m in love with being queen
(Oooooh ooooh ohhhhh)
Life is great without a care
We aren’t caught up in your love affair

Le clip vidéo va dans ce sens: des images ordinaires sont montrée, des lieux simples, des ados boutonneux, qui font des trucs basiques, ou qui ne font rien. Qui s’amusent un peu, mais pas tout le temps. C’est ça la vie d’un jeune, c’est sa vie, et elle lui plaît. La vie est géniale comme ça.

Contre un discours qui dit aux jeunes que s’ils ne vivent pas des expériences palpitantes — s’il ne sont pas entourés de grosses voitures et de dizaines de femmes en petites lingeries, s’ils n’ont pas de chevalier galant qui vient leur offrir de gros diamants, s’ils n’ont pas les bons habits extravagants — ils passent à côté de l’essentiel; contre un tel discours, Lorde répond que la vie, ce n’est pas ça. Elle est heureuse de sa simple vie, avec ses propres rêves et fantasmes. Elle a démasqué la supercherie des médias (« we’ve cracked the code »), et elle ne va pas s’y laisser emprisonner.

Mais elle fait bien plus que de le dire. Le « nous » inclusif et indéfini qu’utilise Lorde permet à l’auditeur de s’approprier la chanson. Il peut lui aussi se joindre au groupe et dire « je m’en fous, je ne veux pas de ces rêves absurdes, je ne marche pas, je ne serais pas ce que tu veux que je sois. » Et cette confession, renforcée par la musique simple et pénétrante et par le sentiment d’appartenir à une communauté de résistance, donne une liberté intérieure à l’égard du discours des médias. Si l’auditeur fait sienne cette confession, si le narratif alternatif que propose Lorde est habité par lui, il trouve une liberté intérieure complète face au narratif majoritaire de la pop musique, qui perd toute son emprise.

Il y a dans une telle chanson deux éléments:

  1. Le fait de démasquer un narratif, qui transporte une vision du monde, des valeurs, des impératifs. Ici l’idée que si on ne vit pas une vie extravagante, on ne vit pas vraiment.
  2. Un narratif alternatif, qui permet de remplacer le premier. Ici l’idée que la simplicité de l’ordinaire — l’amitié, des fêtes entre amis, des rêveries et fantasmes — suffit.

C’est en fait un procédé similaire à la démythologisation que Bultmann a mis en œuvre pour le NT. Dommage cependant que Bultmann ne l’ai pas fait en musique. Dommage surtout que Bultmann aie été très clair sur le premier point (démasquer une vision du monde), mais beaucoup moins sur le deuxième (le fait qu’il la remplace par une vision du monde alternative, tout autant discutable.) Bref.

On pourrait discuter de ces deux points. Pour le premier, il s’agirait de voir si la critique que fait Lorde est pertinente (ce que je crois; comparez au Psaume 131). Et il faudrait discuter du narratif alternatif qu’elle met en place, et montrer en quoi il a du bon, mais aussi en quoi il est proprement insuffisant.

Cependant je m’intéresse ici plutôt au pouvoir subversif de la musique, dont ce chant est une illustration.

Le pouvoir subversif de la musique

De nombreux exemples de la musique utilisée de cette manière subversive pourraient être cités. Par exemple, les negro spirituals ont été utilisés exactement ainsi, pour renverser un narratif oppresseur et le remplacer — dans le cœur des esclaves puis dans leur vie toute entière — par un message de liberté: un esclave ne peut pas parler ouvertement de liberté, un langage symbolique doit être mis en place. L’exode ou la rédemption deviennent alors des images puissantes de leur libération. Mais bien plus que cela, cette libération prend appui sur l’œuvre du Christ à la croix — Jésus devient la solution réelle à leur problème réel. À travers la musique, le passé devient présent; les esclaves participent à la crucifixion et à la libération qu’elle offre. Le futur n’est pas uniquement une réalité que l’on attend, mais il a déjà commencé à travers la résurrection des morts de Jésus, et se donne à vivre dans le chant.

« Le présent, au moment du chant, est marqué eschatologiquement de la puissance libératrice de Dieu. » si bien que « le chant s’est érigé sans cesse contre l’institution de l’esclavage et à transmis aux écrivains, chanteurs et auditeurs l’énergie spirituelle qui allait un jour détruire l’esclavagisme. » 3

Pourquoi la musique plus que d’autres formes d’expressions a‑t-elle si particulièrement un impact subversif ?

On peut citer un faisceau de raisons:

  • Un chant est court, on peut le mémoriser, il nous accompagne tout au long de la journée.
  • Un chant, s’il utilise un langage imagé bien assorti à la musique, permet de toucher à une profondeur que le discours rationnel seul à de la peine à atteindre.
  • Un chant est accessible, plus que d’autres formes d’arts et d’expressions (peinture, littérature, etc.), n’importe qui peut être rejoint.
  • Un chant est participatif: je peux m’y joindre, le faire mien; c’est une invitation à me l’approprier.

Sachant que le rôle des chrétiens est de constamment s’approprier et annoncer un narratif alternatif de l’histoire du monde — une histoire dans laquelle Jésus-Christ est le commencement, le centre et la fin — ce n’est pas surprenant que dans le chant joue un rôle si important. En particulier dans les moments difficiles. Qu’est-ce que Paul et Silas pouvaient bien chanter en prison (Actes 16)? « We don’t care, we aren’t caught up in your love affair. »?


Qu’est-ce que vous connaissez comme chants typiquement subversif?


  1. Accessoirement, c’est via cette excellente publicité que je suis tombé dessus.
  2. Rap Genius m’a bien aidé à comprendre certaines métaphores.
  3. Blunt, Cultural Interpretation. Reorienting New Testament Criticism, 1995, p.65.
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