D’un côté, on a des chrétiens tout-feu-tout-flamme qui veulent dire à tout le monde combien Jésus est génial. De l’autre côté, on a des chrétiens rigoureux qui veulent s’assurer à coup de réunions et règlements que la maison tienne en un morceau. À supposer que cette caricature dise quelque chose de la réalité, est-ce une fatalité que les deux restent séparés, ou est-ce possible — voire nécessaire — qu’ils œuvrent ensemble?
En 1961, le Conseil Internation des Mission est intégré au Conseil Œcuménique des Églises. 20 ans plus tard, Newbigin, qui a été au cœur de ces événements, pose la question: est-ce que cette décision était la bonne? Quels en ont été les fruits? Est-ce que l’Église a tué la Mission, ou est-ce que la Mission a réorienté l’Église?
Ce qui suit n’est que ma tentative de reconstitution des choses, majoritairement sur la base de l’interprétation qu’en fait Newbigin1. À prendre donc avec des pincettes.
Mission vs Église
Au milieu du siècle passé, « missions » et « Églises » sont assez clairement séparés. Il y a des « missions » qui clairement ne sont pas des « Églises », et des « Églises » qui apparemment ne font pas de mission. Une partie du travail œcuménique de Newbigin en Inde fut de réunir les deux.
Cette dichotomie, bien sûr, est absurde. Mais est-ce qu’elle ne persiste pas encore un peu chez nous? D’un côté on a des paroisses qui se réunissent le dimanche matin pour prier ensemble avant de rentrer chacun chez soi, et puis de l’autre on a des œuvres comme le DM, l’EPER ou PPP qui font du travail de qualité mais déconnectés de toute base liturgique. À une échelle plus petite, on a dans chaque communauté ceux qui veulent que le travail soit bien fait, que les règlements soient respectés et qu’il y ait du bon café à la sortie du culte, et puis les électrons libres qui s’épuisent à courir dans tous les sens pour essayer de stimuler les autres à sortir des murs de l’église. Et essayer de lier ou faire cohabiter ces deux mondes peut-être un casse-tête.
À l’échelle mondiale, dans les années 1950, la situation est la suivante:
- D’un côté pour la mission, le Conseil International des Mission (CIM) qui depuis 1921 et suite à une impulsion d’Édimbourg 1910 essaie de coordonner les efforts de mission.
- De l’autre côté, le Conseil Œcuménique des Églises (COE) fondé en 1948 et résultant de la fusion de deux autres impulsions d’Édimbourg 1910, « Foi et Constitution » et « Christianisme pratique ».
La question qui se pose en cette deuxième moitié de siècle est la suivante: faut-il intégrer le CIM au COE? Les Églises plus jeunes sont pour l’intégration, ne voyant pas de raison à cette division entre « églises » et « missions » — l’un n’existe pas sans l’autre. Et sur le continent européen, les églises historiques sont plus partagées, certaines souhaitant maintenant cette distinction qui leur paraît normale après tout.
À l’intérieur du CIM, certains craignait que cette absorption dans le COE fasse perdre de vue l’importance d’annoncer l’Évangile en dehors des frontières de l’Église. D’autres au contraire espéraient que l’intégration « amènerait le soucis missionnaire et évangélistique au cœur du COE de telle sorte que toutes ses activités futures seraient imprégnées de ce soucis. » 2 Vingt ans après l’intégration en 1961, Newbigin constate que cet espoir n’a pas été concrétisé: l’évangélisation n’a qu’une toute petite place dans le COE, et si le mot « mission » est largement utilisé, il est généralement vidé de sa référence classique à l’action d’amener l’Évangile en dehors de l’Église et en espérant la conversion.
Ce qui soulève des enjeux historiques et théologiques.
Enjeux historiques
Les années 1960 sont caractérisées par une « interprétation séculière de l’évangile ». La mission se résume à l’assistance technique apportée aux pays en développement, et il n’est pas question d’évangélisation directe et personnelle. Dans ces années, Newbigin s’efforce de faire comprendre que le développement peut venir d’ailleurs que l’Eglise, alors que l’Évangile est la spécialité de l’Église seule. Et qu’il y a « une importance capitale au fait qu’une personne en vienne ou non à connaître Jésus-Christ », et l’utopie terrestre visé par la mission séculière n’est pas un substitut à cela.
Or, la mission se fait dans un contexte de colonisation, dans lequel il y a un lourd héritage d’inégalité et de paternalisme dans les rapports qu’entretiennent les églises entre elles. Depuis des décennies pourtant, les missions essaient de développer des partenariats adultes avec les églises locales. L’intégration du CIM au COE est résolument un pas dans cette direction. Mais petit à petit, la mission comprise comme annonce de l’évangile a des gens qui ne l’ont pas entendu est maintenant éclipsée par une mission comprise comme relation inter-église.
En 1959, le CIM pupblie un petit livre, One Body, One Gospel, One World (1959, PDF), qui rejette deux idées:
- Celle qui veut que l’âge des missions est révolu; et l’âge de l’œcuménisme a commencé.
- Celle qui veut que les missions reviennent à des méthodes et tonalités du 19e siècle.
Ce livre, qui définit la mission comme la traversée d’une barrière entre la foi en Christ et l’incroyance — quelle que soit cette frontière — a très peu d’impact en dehors des cercles du CIM. Le concept de mission est alors tellement imprégné de l’infection du colonialisme que même une forme décontaminée est inacceptable — c’est ainsi du moins que Newbigin interprète la faible réception de cet ouvrage.
Dans ce contexte, l’intégration du CIM au COE était un pas juste et nécessaire, tant pour l’un que pour l’autre. Mais il est tout autant nécessaire de continuer à œuvrer dans la bonne direction et de questionner sans cesse:
- un œcuménisme qui ne prend pas au sérieux l’appel d’amener l’Évangile à ceux qui ne l’ont pas entendu, et
- un enthousiasme missionnaire qui continue d’évoquer des attitudes coloniales.
Et cela ne peut se faire qu’en surmontant la fausse dichotomie entre mission et église.
Enjeux théologiques
Comment dépasser cette dichotomie église/missions? Newbigin propose trois pistes.
1. Retrouver l’urgence de l’appel missionnaire
Il y a une urgence.
Et cette urgence est plus grande que l’urgence de résoudre les problèmes du monde — et que l’utopie déconnecté de la réalité sociale et anthropologique qui va avec, et son risque de finir en tyrannie. Mais cette urgence n’est pas mue par l’idée que « tout ceux qui meurent sans engagements explicite pour Jésus sont éternellement damnés. » Un tel dogme place l’Église au lieu de Dieu au centre de l’univers — or nous ne sommes pas autorisés à dire qui est en dehors de la grâce de Dieu.
La motivation de l’évangélisation, la raison de son urgence, est une attitude doxologique — une expression de gratitude. « L’urgence de l’évangélisation, sa nécessité, est l’urgence et la nécessité de l’adoration, de la louange, de la reconnaissance. » (p.252)
« La tâche de l’Église est de proclamer l’Évangile en dehors de l’Église. Peut-on, en dialogue avec nos collègues évangéliques conservateurs, traverser nos différences afin de saisir à nouveau, et d’être saisi par, la nécessité intérieure de cet appel; une nécessité qui appartient à notre propre être en tant qu’Églises, parce qu’elle fait partie de notre doxologie? » (p.252)
2. Clarifier les agents missionnaires
Qui doit porter la mission?
Bien qu’il ne faille pas distinguer à l’extrême, il est vrai qu’il existe différents appels. Certains ont l’appel d’aller en marge de l’Église, de traverser des barrières et vivre avec les gens là où ils sont, afin de leur partager l’Évangile d’une manière qui soit compréhensible pour eux.
Mais le reste de l’Église ne peut se décharger de sa responsabilité missionnaire sur ceux-là. Il faut donc tâtonner pour trouver le bon équilibre entre « missions » et mission totale de l’Église. Sans voler aux premiers leur libertés, ni à la seconde sa nature missionnaire.
3. Coordonner le style des missions
Ultimement, c’est l’Esprit du Christ qui est à l’œuvre, et qui travaille par différents moyen pour faire son œuvre de conversion dans la vie des gens. Pour cela, il utilise ces chrétiens « commandos d’élites » — la mission organisée pour traverser intentionnellement des frontières. Mais il utilise tout autent le/la chrétien·ne ordinaire, le disciple prêt à assumer le coût de la fidélité au règne de Dieu dans un monde où se règne est bafoué. Ces hommes et ces femmes qui s’engagent à lui suite du Christ pour porter leur croix deviennent communicateurs de sa Vie.
Autrement dit, le témoignage des missions organisées repose sur l’intégrité du témoignage de l’Église entière. Est-ce que dans toutes ses activités et ses réunions et règlements, elle porte la marque de la croix? Est-elle prête à faire l’effort de rechercher l’unité visible, pour « être un afin que le monde croit »?
Bilan mitigé mais confiant
Pour toutes ces raison, l’intégration du CIM et du COE n’est pas simplement une décision pragmatique, mais une nécessité théologique. 15 ans après cette évaluation mitigée mais confiante — et peu avant sa mort —, Newbigin participe à la conférence mondiale sur la Mission et l’Évangélisation au Brésil. Là encore, malgré une conférence chaleureuse — avec des beaux temps de célébration commune, et une réelle attention à laisser les églises plus en marges s’exprimer pour éviter une approche occidentale triomphaliste — la situation confirme les craintes des partenaires du CIM opposés jadis à son intégration avec le COE. « Malgré quelques voix individuelles, et quelques références éparses à travers les documents, j’ai regretté entendre si peu cette notion que nous avons un Évangile — que nous avons une bonne nouvelle, et qu’elle nous a été confiée comme un trésor précieux en faveur du monde entier. » 3
Et Newbigin de renouveller son appel, toujours aussi pertinent pour notre Église aujourd’hui:
« Il n’y a pas de tâche plus grande, ni de joie plus profonde, que de dire au monde ce que Dieu a fait pour nous en Jésus-Christ, afin de rendre les autres capables de le connaître, l’aimer et le servir comme Seigneur et Sauveur. » 4
- Lesslie Newbigin, « Integration. Some Personal Reflections » International Review of Mission, 1981, 70:280, p.247–255. En ligne ↩
- Ibid., p.248. ↩
- Lesslie Newbigin, The Dialogue of Gospel and Culture: Reflections on the Conference of World Mission and Evangelism, Salvador, Brazil, International Bulletin of Missionary Research, 1997, n°21, p.50. ↩
- Ibid., p.52. ↩
Est-ce que les églises missionnelles ne sont pas la réponse à cette question?
La question est intéressante et la critique intéressante, mais me laisse perplexe, principalement à cause de ma compréhension de l’Évangile. L’évangélisation présentée me paraît reposer sur l’argumentation puisque son but est de convaincre ceux qui ne connaissent pas le Christ à L’accueillir. Il y a bien sûr un côté louable, mais c’est sur le fait de convaincre que je cloche.
Je comprends vraiment la foi comme le déclencheur qui provoque ma bonne volonté envers autrui. Si en plus de ma sympathie, ma motivation est également perçue puis partagée, je pense que c’est la meilleure évangélisation. Du coup, ma compréhension de l’évangélisation diverge: il ne s’agit pas de convaincre autrui ou de lui transmettre un contenu dogmatique, mais de témoigner comment Dieu agit dans ma vie. Peut-être que malgré des dogmes complètement différents, son expérience de Dieu rejoint la mienne de très près… Peut-être que même s’il ne confesse pas de relation personnelle au Christ, il est plus poche de Dieu que moi…
Annoncer le Christ mais ne rien faire ne me paraît pas très concret: c’est vraiment la libération qui me paraît centrale, le fait que le Christ nous délie de toute chaîne et et que nous sommes aimés inconditionnellement. Pour moi, l’évangélisation doit être cette annonce témoignée et non un contenu dogmatique que je transmets ou enseigne. Vraiment l’aspect dogmatique de l’évangélisation qui me gêne.
Le jour où mes réflexions ne te laisseront pas perplexes, je m’inquiéterai 🙂
Comment concrètement est-ce que tu passes de *montrer ta sympathie* à *témoigner comment Dieu agit dans ta vie*? Est-ce que vivre ta bonne volonté devant les gens suffit, ou est-ce qu’à un moment tu dois ouvrir ta bouche et parler? Et si tu parles, tu transmet un contenu dogmatique, non? Comment est-ce que tu peux *annoncer* que « Christ nous délie de toute chaîne » et que « Dieu nous aime inconditionnellement » sans éléments dogmatiques?
C’est sûr qu’il y a un type d’évangélisation qui se réduit à annoncer un contenu dogmatique: on balance 4 « vérités spirituelles » — 4 dogmes — à la tête de l’autre, et on a fait notre boulot. Et on pense que si quelqu’un adhère à ces 4 dogmes, c’est un chrétien! C’est un extrême que le christianisme ne permet pas. Mais vouloir bannir tout contenu dogmatique (c’est à dire en fait tout aspect cognitif), c’est tomber dans un autre extrême, qui n’est pas possible non plus. Et ces deux extrêmes sont en fait les deux faces de l’épistémologie des lumières: le fondamentalisme religieux (tout se réduit aux dogmes) et le fondamentalisme critique (tout dogme est suspect).
Est-ce qu’il est pas temps de dépasser ça?
Ne t’inquiète pas, je vais bien 😉 Et ta réponse me fait constater qu’une fois encore, on n’est pas si opposé que ça.
Dire à un moment pourquoi on fait les choses, je suis parfaitement d’accord, mais là où je diverge, c’est sur le fait de pouvoir à terme mettre l’étiquette « chrétien”. De mon point de vue, c’est la foi de l’individu qu’il faut privilégier et non un contenu dogmatique reconnu par une communauté plus ou moins importante. Jésus ne dit pas: « Va la foi orthodoxe que tu reconnais pour vraie t’a sauvé », mais plus simplement: « Va, TA foi t’a sauvé ». Strictement rien n’est dit sur le contenu de cette foi. Qu’il faut du dogmatique pour structurer un message, je suis d’accord, mais mon rêve serait que finalement, chacun reconnaisse la vérité du dogme dans sa vie et non simplement dans sa tête. Ce n’est pas l’orthodoxie du dogme qui sauve, mais bien la relation de l’individu à Dieu.