Je m’intéresse aux miracles.
Pour plusieurs raisons. Une des raisons, c’est que j’entends de plus en plus de témoignages de guérisons miraculeuses. Face à ces témoignages, j’observe l’une ou l’autre des attitudes suivantes:
- La personne ne croît pas aux miracles, et donc rejette le témoignage sans autre.
- La personne croît aux miracles, et accepte le témoignage sans autres.
Ces deux attitudes sont naïves et dangereuses. Dans la première catégorie, on trouve par exemple les athées et les théologiens « critiques » (et ceux sous leur influence) — au nom du « respect de l’intégrité de la science » —, ou les chrétiens cessationnistes1. Il y a ici le risque de limiter Dieu, de se fermer à sa présence et son action. Dans la deuxième catégorie, on trouve principalement les chrétiens charismatiques troisième vague, qui ont tellement envie d’entendre parler de signes et prodiges puissants qu’ils acceptent tout sans examen. Les risques sont évidents.
Pour ma part je crois à la possibilité des miracles: elle découle de la liberté de Dieu, elle témoigne de sa bonté et sa présence, elle est largement attestée biblique et dans l’histoire de l’Église, et les arguments qui s’y opposent demandent une foi que je n’ai pas. Pourtant, j’ai vu trop de témoignages gonflés, et il y a trop d’éléments dans la culture du témoignage actuel qui contribuent — malgré la bonne volonté des chrétiens — à saper la crédibilité des rapports de guérison.
Comme j’entends de plus en plus de témoignages de guérisons, j’en suis venu à la conclusion qu’il serait utile de créer un « comité d’examen » qui pourrait investiguer certains cas de guérison, dans un esprit bienveillant et ouvert en principe au surnaturel, pour identifier les cas clairs de guérisons miraculeuses. (Et peut être aussi pour aider pastoralement la personne à donner un sens à son expérience.)
Je n’exclus pas de le faire, ainsi que de traiter un peu plus en détails les questions théologiques et philosophico-scientifiques (ça se dit?) qui tournent autour de la question, et des raisons qui font que la culture du témoignage parmi les chrétiens (en particuliers évangéliques-charismatiques) est si peu crédible.
En attendant, et dans l’optique de voir si quelque chose de similaire avait déjà été fait, je suis tombé sur le livre de Craig S. Keener, Miracles, The Credibility of the New Testament Accounts 2, un livre de 1’200 pages aussi surprenant qu’impressionnant:
Craig S. Keener est professeur de Nouveau Testament à Asbury Theological Seminary. Sa femme, Médine, vient du Congo-Brazzavile, elle a un doctorat en études nord-américaines de l’Université de Paris, et travaille aussi à Asbury Theological Seminary. Ensemble, ils ont beaucoup œuvré pour la réconciliation en Afrique. Et, en rapport avec le thème, elle a elle-même vécu dans son enfance un certain nombre de miracles de guérisons.
But et thèses centrales
La question à la base est celle de la crédibilité des récits de miracles dans les textes antiques. La démarche à commencé pour Keener alors qu’il rédigeait un commentaire sur le livre des Actes, et qu’il remarqua que les revendications de miracles sont souvent considérées comme purement légendaires, sur la base de l’argument humien que ce genre de revendications ne font pas partie de notre expérience ordinaire.
Keener se lança dans une recherche de plusieurs années, qui l’amena à la publication de cet ouvrage massif. Le but est de démontrer les deux thèses suivantes:
- D’une part, que ce genre de revendications d’expérience extra-ordinaires sont extrêmement nombreuses. Beaucoup de gens de part le monde prétendent honnêtement être témoins oculaires d’événement extra-ordinaires. Si c’est le cas, alors on pourra considérer la possibilité que les récits de miracles dans les Évangiles ou les Actes soient fondés sur des témoignages oculaires. Cette thèse étant relativement faible (il n’est question que de l’existence et l’abondance de témoignages, pas de leur vérité), et les témoignages relativement fréquents, il pense que cette partie de son investigation ne fera pas de remous.
- D’autre part, il argumente pour la possibilité de « causation surnaturelle » derrière certains de ces témoignages. Il est conscient que ce point posera beaucoup plus de problèmes, puisqu’il contredit certaines présuppositions profondément ancrées dans l’académie moderne. Toutefois, après plusieurs années d’investigations et certains cas particulièrement surprenants, il en est arrivé à être convaincu lui-même de cette thèse. Le but premier de son livre reste la première thèse, à savoir l’abondance de témoignages oculaires d’événements extra-ordinaires.
Remarque: l’approche de Keener n’est pas triomphaliste. Son but n’est pas de prouver la réalité des miracles, et il est tout à fait lucide sur les cas de non-guérisons. Il a écrit dans d’autres ouvrages sur les questions théologiques que cela soulève, comme la souffrance ou la justice. S’il se concentre ici sur les cas de guérisons manifeste, c’est pour soutenir son argument principal: à savoir qu’il y a un grand nombre de témoins oculaires sérieux qui rapportent des événements extra-ordinaires. Le fait que les miracles n’aient pas toujours lieu est tellement évident qu’il n’a pas besoin de consacrer du temps à le démontrer.
Méthodologie, structure et conclusions
Keener renvoie à ses commentaires bibliques, en particulier sur les Actes, pour le détail des questions exégétiques. Ici, son approche est la suivante:
Première partie, « les attestations antiques »: dans les 3 premiers chapitres, il pose la question sous l’angle historique en discutant les rapports de miracles dans le monde antique, au sein du christianisme et en dehors, puis en comparant les deux.
Deuxième partie, « Les miracles sont-ils possibles »: dans les chapitres 4 à 6, Keener s’attaque à la possibilité philosophique des miracles, en discutant en particulier Hume, sa réception et son influence.
La troisième partie, « Récits de miracles au delà de l’Antiquité », est le cœur de l’ouvrage. En sept chapitres, Keener rapporte et discute un grand nombre de témoignages de miracles, dans l’histoire de l’Église et de par le monde aujourd’hui. Le chapitre 7 est une approche plus statistique, les chapitres 8 à 11 rapportent des cas plus concrets pour donner un peu de chair. Le 12e chapitre rapporte des cas plus « dramatiques » qui l’ont obligé à se poser la question de la « causation surnaturelle ».
La quatrième partie, « Explications proposées », discute plus en détail de la question de la causation. Trois chapitres examinent différents cas, les explications proposées, et les biais qui poussent les chercheurs académiques à s’orienter vers une explication plutôt qu’une autre, et ainsi à ne pas considérer ce qui pourtant est une explication plausible de certains événements: une causation non-naturelle.
Une conclusion résume en quelque page ses résultats, à savoir d’une part l’abondance des témoignages de guérisons, et d’autre part la plausibilité d’une causation surnaturelle dans certains cas.
Finalement, dans un court « postscript conclusif non-scientifique », il parle en chrétien de son émotion devant la profondeur des souffrances et besoins humains de par le monde, et comment les évangiles témoignent « d’un Dieu de compassion qui se soucie des problèmes réels humain, de vie et de mort, de questions que la théologie, la philosophie et l’exégèse dans leur forme la plus académique oublient parfois. » (768)
5 appendices touchent à la question des démons et exorcismes dans l’antiquité et aujourd’hui, des hagiographies tardives, des approches antiques par la loi naturelle, et des rêves et visions.
Finalement, une bibliographie massive et des index détaillés viennent remplir les presque 300 dernières pages.
Dans sa conclusion, Keener note:
« Je reconnais que certains chercheurs honnêtes continueront de refuser comme je le faisais aussi ma deuxième thèse, à savoir que les causations sur-naturelles sont possibles. Ce que je ne crois pas être intellectuellement légitime est de continuer à rejeter la sincérité de millions de personnes qui prétendent avoir vécu ce genre d’expérience, simplement sur la base de présupposés préexistants. De même, il n’est pas possible d’affirmer que de telles revendications n’émergent qu’à travers un processus de légendification, ou dans l’imagination de l’auteur. » (763)
Après avoir appelé à la prudence dans un sens comme dans l’autre (rejeter trop rapidement, ou accepter trop rapidement), Keener propose quelques thèses finales:
- La plupart des gens dans l’antiquité méditerranéenne croyaient que des miracles avaient lieu. Les évangiles et les actes rapportent un nombre relativement haut de cas.
- Les chercheurs modernes peuvent discuter les interprétations des ces revendications, mais considèrent que certaines sont des expériences authentiques pour ceux qui les font. (Que beaucoup soient frauduleuses aussi ne fait aucun doute).
- L’a priori moderne que les miracles authentiques sont impossibles est une prémisse historiquement et culturellement conditionnée. Cette prémisse n’est pas partagée par tous les penseurs intelligents ou critiques, et certainement pas par beaucoup de non-occidentaux. Ce présupposé est une grille d’interprétation, pas une fait démontré; contrairement à ce qui semblait être le cas à beaucoup d’occidentaux il y a un ou deux siècles, l’histoire ne témoigne pas d’une évolution linéaire de toutes les cultures vers cette position.
- Même la vaste majorité de ceux qui rejettent toujours les interprétations suprahumaines des rapports antiques de miracles ne rejettent pas par ailleurs de manière non-critique la valeur des historiens qui les rapportent.
- Sans préjugés sur la question de la causation divine, nous devons reconnaître le nombre énorme de témoins oculaires qui rapportent ce genre de phénomènes. Nous devrions donc reconnaître que beaucoup de ces revendications (en particuliers de guérisons pendant la prière) peuvent appartenir au niveau des témoignages oculaires dans nos sources, et n’a pas besoin d’être le résultat d’un long procédé de développement.
Évaluation
En commandant le livre, je ne savais pas très bien à quoi m’attendre. J’ai été réellement surpris de la qualité, de la profondeur et de la largeur des recherches de l’auteur. Keener est très prudent, il avance un pas après l’autre, et ne cherche pas à démontrer des propositions extrêmement audacieuses. Il préfère affirmer moins mais l’affirmer bien, que l’inverse. Ses recherches sont très rigoureuses, comme en témoignent le détails des notes de bas de page et la taille de la bibliographie. Dans l’ensemble, il s’agit-là d’une étude sérieuse.
Keener a tourné la question dans tous les sens, on le voit par la combinaison des différentes approches utilisées: historiques, philosophiques, exégétiques. J’ai été impressionné en particulier par son érudition en philosophie des sciences, et son aisance à faire appel aux concepts significatifs de manière adéquate. En particulier, il cite à différents endroits Polanyi et en témoigne une réelle connaissance, ce qui est un très bon signe.
Cette ouvrage me semble particulièrement significatif pour ce qu’il accomplit: d’une part, il contribue à montrer que les recherches exégétiques s’appuient sur des présupposés, et que ceux-ci sont parfois limités ou dépassés — en particulier en ce qui touche du rapport à la science. Ces présupposés ne sont ni anodins ni inoffensifs — leur influence sur les résultats historiques est réelle, alors que leur acceptation n’est ni généralisée ni nécessairement justifiée. Sur le cas plus spécifique des miracles, Keener comble un manque en accordant une attention réellement soignée et académique à la myriades de témoignages de miracles qui sont quotidiennement rapportés de par le monde. Toute recherche académique qui fonctionne selon le principe d’analogie et qui voudra prendre en compte sérieusement un récit de miracle sera obligé de composer avec cet ouvrage.
Finalement, Keener montre qu’il est possible d’avoir un regard à la fois critique et ouvert sur la question des témoignages miraculeux. Entre les deux attitudes dont j’ai parlé en début de cette entrée — à savoir une incrédulité à toute épreuve, et une crédulité à toute épreuve — Kenner trace une troisième voie: celle de l’examen méticuleux, critique dans le bon sens du terme, ouvert à la possibilité de l’action divine dans l’histoire.
- Edit: Ce n’est pas tout à fait exact. Voire le commentaire d’Olivier C. pour une précision à ce sujet. ↩
- Grand Rapids, Baker Academic, 2011, 2 tomes, 1’172p. ↩
Table des matières
Merci pour l’article. Une précision : les chrétiens cessassionistes ne croient pas que Dieu ne fait plus de miracles, il refusent « seulement » de croire que les miracles sont systématiques, comme lorsque les apôtres en ont fait, et pour un temps seulement (voir Hb 2,3–4 ; 2 Co 12,12). Il est clair que Dieu agit encore miraculeusement aujourd’hui, mais le côté systématique, signe distinctif des apôtres, a disparu avec eux.
C’est juste, je me suis fait la même réflexion en relisant mon article il y a quelques jours.
Du coup j’ai intégré une petite note, merci.
Décidément, j’aime bien tous ces sujets que vous « brassez!
Au sujet de ce que vous dites de ce livre, je me demandais si le thème de la « causation surnaturelle » n’était pas un peu prisonnier d’une vision du monde à mettre en question. Elle suppose une « nature » posée là et une action divine qui survient de l’extérieur. Parler en ces termes c’est se placer sur un terrain où l’on « sait » qu’il y a des lois naturelles (assimilées un peu vite à la création), où l’on « sait » que les événements ont des « causes », etc. La problématique des miracles est toute définie par les coordonnées de cette métaphysique, ou de cette ontologie.
De sorte que l’on n’arrive qu’à une « protestation » de la possibilité non absurde d’une telle causation, et sur la réfutation de l’apriori méthodologique refusant la survenue de telles choses « surnaturelles ». Et on se retrouve sur le terrain du « savoi6r ».
Et si le miracle n’était pas surnaturel? Si la question des causes nous échappait totalement du fait de la multiplicité des facteurs en présence ? Si la « possibilité » du « miracle » ne tenait pas aussi et en premier lieu au regard posé sur le monde et les choses? Quand on lit dans l’évangile que Jésus ne fit pas beaucoup de miracles à cause de l’incrédulité des gens du lieu ( Mt 13,58), on est amené à considérer que cette incrédulité se déploie dans le questionnement des gens de Nazareth voulant savoir l’origine des actes de Jésus. Ces gens se disent « d’où lui viennenttoutes ces choses? »
La question traduit la volonté de maîtrise de choses qui échappent. Ce n’est pas mal en soi (Marie aussi se pose des questions face à l’ange), mais l’incrédulité se loge dans le fait qu’on veut faire entrer ce que l’on voit dans un cadre où l’on sait d’avance. Les gens de Nazareth veulent voir le lien entre ce qu’ils voient de Jésus et le « savoir » qu’ils ont de Dieu et de la cohérence de ses actes.
C’est pourquoi, à mon sens, établir la « surnaturalité » des miracles pour en attribuer la « cause » à Dieu, pensé comme extérieur sans autre au monde, c’est s’engager sur un terrain glissant en se disant assuré. C’est vouloir maîtriser par l’ontologie implicite le chemin qui va de Dieu aux transformations , parfois surprenantes, qui nous arrivent.
Le « miracle » (mal traduit souvent, « la chose étonnante » serait moins connoté et plus proche d’un mot grec utilisé à plusieurs reprises. Signe serait aussi possible à certains endroits), quand on le voit, c’est toujours après-coup, comme bénéficiaire éberlué ou comne spectateur surpris. Et dans l’après-coup, certains l’attribueront à « Dieu », d’autres à d’autres « causes ». Et il se peut que les uns et les autres s’égarent. Car là n’est pas la question.
Salutations à vous!
[…] un article qui aborde ce […]