Faut-il abandonner le mot « évangélisation »?

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Un matin d’examen, lors de ma deuxième année d’étude, un des étudiants a déboulé en criant dans la cuisine commune: « Je vais être tonton! Je vais être tonton! ». Il allait vers chacun, en gesticulant de ses grands bras, pour annoncer l’heureuse nouvelle. Même la salle d’examen — le regard sérieux du professeur et le silence quasi-religieux des étudiants assis chacun à leur table — n’a pu calmer sa passion: « Je vais être tonton! »

Au centre du message chrétien, il y a une bonne nouvelle (traduction littérale de « évangile »), un événement qui demande a être raconté et partagé. En fait, c’est caractéristique du christianisme qu’il ne s’agit pas avant tout d’accomplir quelques bonnes actions ou de parvenir à une illumination spirituelle, mais d’entendre cette bonne et heureuse nouvelle de Jésus-Christ. Et donc qu’il faille l’annoncer.

Comment croiront-ils en celui dont ils n’ont pas entendu parler? Et comment en entendront-ils parler, s’il n’y a personne qui prêche? Et comment y aura-t-il des prédicateurs, s’ils ne sont pas envoyés? selon qu’il est écrit: Qu’ils sont beaux Les pieds de ceux qui annoncent la paix, De ceux qui annoncent de bonnes nouvelles!

— Romains 10, 11–14

(CC-BY-SA CiCCio.it)
Évangélisation? Vous avez dit ÉV-AN-GÉ-LI-SA-TION?? AARGH ! (CC-BY-SA CiCCio.it)

Bien sûr, la tâche de l’Église est bien plus large que la seule évangélisation — l’annonce de cette bonne et heureuse nouvelle. Mais elle n’est pas plus étroite non plus. Il s’agit d’un moment qui ne peut pas être déplacé ou remplacé. Comment se fait-il donc que cette idée si belle, l’annonce d’une bonne nouvelle — l’évangélisation —, soit devenu un mot presque tabou dans beaucoup d’Églises? Un mot qui provoque parfois une crispation physique? Un mot que l’on abandonne pour d’autres termes comme dialogue, rencontre, témoignage, partage, ou que l’on utilise uniquement pour l’annonce de l’évangile dans un contexte chrétien et personnel (l’évangélisation intérieure, par exemple)?

Raisons d’un refus

Des raisons, il y en a et à la pelle. Newbigin en propose quelques unes1, desquelles je m’inspire et que je complète à ma sauce pour ce qui suit. Certaines de ces raisons tiennent à de mauvaises expériences d’évangélisation, d’autres sont intrinsèques à l’annonce de l’évangile, d’autres encore se trouvent en nous.

1. Le prosélytisme

Souvent, plutôt que de déborder d’enthousiasme pour une bonne et heureuse nouvelle que l’on veut partager avec notre voisin, nous avons été des agents d’une organisation terrestre — notre Église — que nous cherchons à rendre plus influente et plus forte en lui faisant gagner des membres. (On peut discuter de l’usage du terme « prosélytisme » pour cela, mais c’est souvent ainsi qu’il est compris). C’est se servir de la personne comme un moyen pour plus de pouvoir, plus d’argent, ou pour justifier sa présence dans la société, plutôt que de s’intéresser à elle pour ce qu’elle est.

Bien sûr, la limite entre les évangélisation et prosélytisme n’est pas facile à définir, elle est une question d’attitude qui demande d’examiner ses motivations. Toutefois, si l’on maintient la distinction classique entre Église visible et Église invisible — ou entre Église et Royaume de Dieu —, on peut déjà éviter un certain nombre de pièges, dont celui de travailler pour notre Église, plutôt que pour une réalité divine plus large — et tant pis si c’est l’Église du voisin qui en « profite ».

2. L’exploitation des faiblesses de l’autre

Une forme d’évangélisation efficace consiste à exploiter les failles des autres. Qu’il s’agisse de la mission occidentale qui va évangéliser les nations sous son emprise politique et économique, ou de l’utilisation de blessures et fragilités — émotionnelles, physiques, psychologiques — chez l’autre comme point d’appui pour forcer l’acceptation de l’évangile. Lorsque l’on entend « évangélisation », on pense souvent à ces manipulations émotionnelles ou intellectuelles, pressions, menaces explicites ou implicites, etc.

Là aussi, la distinction n’est pas pas tranchée: il est vrai que ce ne sont pas les bien portants mais les malades qui ont besoin de médecins et qu’il y a dans l’évangile un mouvement de kénose qui nous pousse à rejoindre ceux qui sont dans des situations d’inconfort, des situations « inférieures » à la notre. Mais c’est notre attitude vis-à-vis de ces faiblesses qui est déterminante. Ce qui nous mène au point suivant.

3. L’ « évangélisation » qui ne prend pas celle du Christ pour modèle

Le modèle de l’évangélisation, et de toute la mission chrétienne, est celui de Jésus. C’est le modèle de l’incarnation: la Parole de Dieu est venue être pleinement humaine parmi ceux qu’elle voulait rejoindre. Dieu ne s’est pas adressé à l’humanité depuis un nuage ou dans un tonnerre au sommet d’une montagne, mais en devenant humain par mi les humains. L’identification de Dieu à nous en Jésus-Christ a été totale, sans retours, sans demi-mesure.

Souvent, notre évangélisation n’y ressemble pas. Il est facile de prêcher à des foules en Afrique et de retourner par un vol en première classe dans sa maison de vacance. Facile de faire un rapide passage près des gens en difficulté, de glisser un mot, un prière, et puis de retourner au chaud dormir dans son lit douillet. Quand avons-nous été réellement impliqués dans la vie de ceux à qui nous voulions annoncer la bonne et heureuse nouvelle, pour s’asseoir avec eux, manger avec eux, écouter leur pensées, leurs craintes, leur rêves — « être tentés en toutes choses comme eux » — vivre avec eux? Bien souvent notre évangélisation ressemble plus à des méthodes politiques et commerciales qu’à l’incarnation de la Parole de Dieu.

4. L’évangélisation qui culpabilise

L’évangélisation est peut-être le domaine dans lequel il y a le plus de culpabilisation dans l’Église. On peut facilement culpabiliser les gens « qui n’évangélisent pas », par exemple en disant que tout le monde devrait évangéliser (ce que la bible ne dit pas). Et on peut facilement culpabiliser en racontant cette bonne et heureuse nouvelle. Transformer un glorieux message de justification radicale — de libération de toute culpabilité — en moyen de culpabilisation est une perversion évidente. Malheureusement trop souvent associée au mot « évangélisation ».

5. La mauvaise réception de l’Évangile

Dans un monde de plus en plus sécularisé, témoigner de l’évangile est une violence au cadre implicite qui veut que les croyances restent dans la sphère privée. Or, l’évangile doit être amené dans la sphère public. Le garder pour soi est incompatible avec la nature même de son message: Jésus est Seigneur — pas juste de mon âme, mais du monde. C’est le sujet d’un autre livre de Newbigin (dans une phase plus tardive de sa réflexion), Truth to Tell: The Gospel as Public Truth.

Dans un tel contexte, le simple fait de partager cette bonne et heureuse nouvelle peut créer du mécontentement ou de l’opposition. « Mais tous n’ont pas reçu la bonne nouvelle. Aussi Ésaïe dit-il: Seigneur, Qui a cru à notre prédication? » (Romains, 10, 16) Le refus ou le rejet ne doit pas être un frein à notre activité — pour autant qu’il ne soit pas causé par une attitude immorale de notre part.

6. La perte de confiance dans l’Évangile

Si nous avons en horreur le mot « évangélisation », cela peut aussi être à cause de notre perte de confiance dans le message de l’Évangile. C’est dans la nature de l’Église que « d’être témoin jusqu’au extrémités de la terre. » (Actes 1, 8) Cela implique de franchir constamment des barrières pour annoncer l’évangile là où il n’a pas encore été entendu. Or si l’on se borgne à l’annoncer dimanche après dimanche à des chrétiens, on ne voit jamais les résultats qui se produisent lorsque des gens entendent la Bonne Nouvelle comme une nouvelle. C’est pourtant dans ces situations que l’on comprend en particulier en quoi cette Bonne Nouvelle est bonne.

À terme, douter de la bonté — de la pertinence, de la puissance — de la bonne et heureuse nouvelle risque de nous faire perdre l’envie de l’annoncer. Réciproquement, retrouver la beauté de la nouvelle, s’en émerveiller d’une manière neuve, est un moyen de redonner de la passion à l’annonce de l’évangile.

7. La peur de l’évangélisation

Don't panic! (CC-BY-SA http://www.flickr.com/photos/philwolff/)
Don’t panic! (CC-BY-SA philwolff)

Le mot « évangélisation » — je l’expérimente en moi et l’observe en d’autres — fait constamment jaillir toutes sortes de peurs, parfois littéralement viscérales. Certaines de ces craintes sont liées aux raisons su-mentionnées (expériences passées traumatisantes, peur du rejet), d’autres à toutes sortes de raisons différentes: la peur de rendre un contre témoignage (je ne sais pas si j’en parlerai bien, mieux vaut attendre encore un peu), la peur d’être remis en question ou déstabilisé soi-même, la peur de déranger, la peur de passer pour arrogant, la peur d’être hypocrite, etc.

Bref, l’évangélisation suscite la peur, mais ces peurs ne sont pas insurmontables, et celles qui ne sont pas irrationnelles peuvent être des guides forts utiles. Ce sujet méritera un billet en soi à l’avenir.

Refus de ces raisons

Ces raisons ne sont pas suffisantes pour ne pas évangéliser — pour arrêter d’annoncer cette bonne et heureuse nouvelle. Qu’il y ait de mauvais exemples d’évangélisation ne signifie pas que tous le soient. Qu’il y ait des refus (parfois même violents) est une réalité qu’il faut accepter et avec laquelle il faut apprendre à vivre, elle fait partie de la condition du chrétien (le serviteur n’est pas au dessus de son maître), pour autant que la raison du rejet ne soit pas une attitude arrogante ou violente de notre part. Le message chrétien reste un message qui demande a être annoncé, vécu et illustré par des vies engagées et engageantes, de manière libre et déculpabilisée. Même si cela peut parfois faire peur.

Faut-il alors rejeter le mot « évangélisation », trop lourdement connoté, et le remplacer par d’autres termes plus consensuels ou plus vagues? Ne pas utiliser le mot « évangélisation » est un choix qui se respecte. Pour ma part, il me semble plus profitable de se le réapproprier humblement et intelligemment, et ce pour deux raisons:

  • C’est un terme biblique, au sens clair, simple, et beau. Et il répond à la nature de l’activité mieux des équivalents — comme dialogue, partage, témoignage —, bien que ces activités soient importantes aussi, et se recoupent.
  • C’est l’occasion de nettoyer les nombreuses blessures qui ont pu être faite dans ce domaine (plutôt que de les laisser sous le tapis), et de prendre soin des gens meurtris.

Recommandations de conduite

Cela dit, il s’agit d’éviter de reproduire ces erreurs trop fréquentes qui ont mené à des blessures et des rejets. Pour ce faire, pour encadrer l’évangélisation et éviter qu’elle ne dérive trop, voici une charte qui concerne le partage de la bonne et heureuse nouvelle de Jésus-Christ: Le témoignage chrétien dans un monde multireligieux: recommandations de conduite, 2011 (en ligne). Il s’agit d’un document signé par le Conseil œcuménique des Églises, le Conseil pontifical pour le dialogue interreligieux, et l’Alliance évangélique mondiale — c’est donc à ma connaissance le document récent le plus œcuménique qui soit. (Disponible aussi dans mon recueil de texte de missiologie.)


Et vous, qu’est-ce que vous voyez comme autres raisons qui font que « évangélisation » soit devenu un gros mot?

Et comment réagir à partir de là?

  1. Lesslie Newbigin, « The Pastor as Evangelist », The Good Shepherd: Meditations on Christian Ministry in Today’s World, Oxford, Mowbray, 1997, p. 58–62. En ligne.
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9 commentaires

  • Mon problème avec l’évangélisation, c’est qu’on en a fait une chose (comme la mission) et qu’on a perdu de vue que la Bible n’utilise pas un substantif, mais un verbe ; qu’elle fonde l’annonce de la bonne nouvelle sur une relation vivante avec le Christ ; que l’Esprit a conduit les croyants à être des témoins, non par la répétition servile de méthodes inadaptées, mais par un élan de coeur allié à une intelligence du contexte dans lequel ils s’exprimaient.
    Si l’on passe d’une « chose », pour se laisser porter par la joie et l’amour de Jésus, on sort d’une « religion de la conversion » à une relation vivante avec le Christ.
    Mon rapport à l’évangélisation a totalement changé quand j’ai redécouvert ce qui a marqué les premiers temps de ma vie chrétienne : la joie de dire qui est Jésus — à l’opposé du légalisme et des « devoirs chrétiens » qui enlaidissent par la peur (ou l’orgueil) ce qui devrait être un jaillissement heureux.
    Et, comme le souligne l’article, nous sommes tous appelés à être des témoins de l’Évangile, et non des « évangélistes ».

    (commentaire facebook recopié ici.)

  • La proposition d’une réappropriation du mot « évangélisation ». Pourquoi pas ? Mais au terme d’un processus de déminage. Et ce processus me semble passer par le langage et l’habitation nouvelle de ce mot. La question n’est pas tant de savoir si l’expression est ou n’est pas « biblique », mais bien de parcourir le champ sémantique qu’elle fait émerger. Or je constate que celui-ci est pétri de représentations. Celles-ci génèrent des débats qui parasitent, à mon sens, l’urgence d’une action concrète. L’annonce du message de l’Evangile suit des chemins verbaux et non-verbaux, des voies intérieures comme des signes explicites, etc. Lorsqu’on dit « évangélisation » on a tout dit pour certains et pour d’autres on n’a encore rien dit.
    Ma perspective est d’éviter les écueils d’une pré-compréhension qui fige les postures dans une crispation qui fait écran aux motivations profondes.

    • Merci Jean-Christophe pour cette mise en perspective plus large.

      Je me permet juste de préciser que ce billet n’était pas un moyen de m’adresser à vous de manière cachée 🙂 Votre choix terminologique pour le Projet X a été un des éléments parmi différents autres ces temps qui me font réfléchir là-autour. Et comme je l’ai écrit, ne pas l’utiliser est un choix qui se respecte.

      Amitiés,

  • Il me semble que dans les oreilles de mes amis hors Eglise, « évangélisation » rime avec colonisation, rapport du Blanc dominateur, détenteur de la vérité. Bref, tout ce qui ne passe pas aujourd’hui dans un Occident qui aime le relativisme.
    Quand on voit la perte d’influence du christianisme dans le Nord, et son expansion dans le Sud, on pourrait se dire que la prochaine marée évangélisatrice ira dans le sens du reflux. Je me réjouis de voir des pasteurs africains venir évangéliser l’Europe. C’est peut-être déjà le cas d’ailleurs, mais je n’ai pas encore eu l’occasion d’en croiser. J’espère juste qu’ils tiendront compte de notre propre culture pour que le greffon de l’Evangile tienne.
    On vient de me transmettre un article qui traite des religious « nominal’s » aux Etats-Unis (http://www.huffingtonpost.com/2013/10/05/religious-nominals-judaism-christianity_n_4032592.html) C’est le phénomène qui se rapproche de l’identité sociologique. Je ne suis pas sûr qu’on puisse parler de croyant non-pratiquant, car cette dernière catégorie a au moins une croyance. Le phénomène déborde du christianisme, il a apparemment le vent en poupe aux Etats-Unis. Une catégorie sociologique de plus pour qualifier une tendance chrétienne. Les différences sont subtiles entre un réformé qui pense qu’il y a quand même quelque chose qui nous dépasse voire nous rassemble, et un autre qui demande la bénédiction nuptiale parce qu’il ne verrait pas son mariage autrement.
    En y réfléchissant, je me dis qu’on a beaucoup de travail d’évangélisation à faire à l’interne. Et en soi, bien sûr. On ne se préoccupe jamais assez de sa poutre. C’est en tous cas là où je me sens appelé. J’ai aimé le rappel que tout le monde n’est pas appelé à ce ministère. Et j’aime aussi ta position (je me permets le tutoiement, on est quand même amis sur FB) qui me mène à la veille. Une veille active dont je ne connais pas l’issue, endormissement ou réveil.
    On aura l’occasion d’en parler de vive voix d’ici peu, puisque j’ai découvert que tu prends également part au GETI Programm. Alors à bientôt, du côté de Séoul

  • Bonsoir,
    merci pour cet article, que je découvre certes tardivement (mais mieux vaut tard que …).
    Essayant actuellement de « sensibiliser » la communauté de mon église à l’ évangélisation, j’ y vois principalement 4 raisons rendant la tâche difficile :
    — la laicité qui peu à peu se transforme en véritable rempart anti-religieux, au profit de … l’ athéisme.
    — dans ce contexte, suit : la peur !! On veut bien à la rigueur inviter quelqu’ un à l’ église (d’ où un certain succès pour les parcours Alpha), mais hors de question d’ aller dans la rue pour s’ y exposer !
    — une certaine édulcoration du message dans les prédications. Certes il ne s’ agit pas de culpabiliser et faire peur, mais le message comporte aussi la vérité que ceux qui n’ acceptent pas Jésus comme Sauveur sont perdus !!
    — enfin et effectivement « la perte de confiance dans l’ évangile ». Le besoin sans doute de re-découvrir et se ré-approprier toutes les dimensions de cette Bonne Nouvelle.

    En tout cas il y a du boulot : « la moisson est grande et les ouvriers peu nombreux » (Matt 9:37). Et oui, nous ne sommes pas tous appelés à être des « évangélistes », mais oui des témoins.

    Bonne continuation.

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