Une des dimensions de la spiritualité chrétienne concerne les relations que l’on entretien avec ses proches. La spiritualité n’est pas qu’individuelle, elle est aussi interpersonnelle, communautaire. Et dans la spiritualité chrétienne la qualité relationnelle est primordiale. C’est ce qui arrive quand on a un Dieu trine, relationnel dans son essence.
Pour Jésus, la qualité relationnelle est même la marque principale de ses disciples:
« Je vous donne un commandement nouveau: Aimez-vous les uns les autres. Comme je vous ai aimés, vous aussi, aimez-vous les uns les autres. C’est à cela que tous reconnaîtront que vous êtes mes disciples: si vous avez de l’amour les uns pour les autres. » — Jean 13, 34–35
En fait, cet « amour » est le fruit de la transformation spirituelle que Dieu produit en nous, si bien que si on a pas d’amour on peut se demander si Dieu agit en nous (1 Jean 3, 14) et si même on le connaît réellement (1 Jean 4, 7–8).
Ok. Mais c’est quoi cet « amour »?
Dans mon cheminement de foi personnel, j’ai vécu un tournant à 18 ans lors d’un voyage à Madagascar avec des chrétiens d’ici et de là-bas. J’ai été absorbé dans un tissu relationnel d’une intensité à laquelle je n’avais jamais goûté jusque là. D’un autre monde. Ça a fait fondre une partie des rationalisations que j’avais construites pour tenir Dieu à l’écart et l’empêcher de questionner ma vie. Et ça m’a relancé dans une aventure de foi et spiritualité incroyable. En rentrant, j’ai dévoré le Nouveau Testament, je suis tombé sur le verset cité là-haut, et j’ai décrypté ainsi ce qui c’était passé.
Depuis, la dimension communautaire (pas communautariste) de la foi a toujours été très importante pour moi. C’est peut-être ce qui m’a attiré dans la missiologie de Newbigin.
Mais quel forme prend cet amour? À quoi ressemble cette intensité relationnelle?
Il y a quelques jours, dans ma série de prédications sur l’épître aux Philippiens, j’ai croisé ce verset (Ph 2, 25):
J’ai cependant estimé nécessaire de vous renvoyer mon frère Épaphrodite, mon collaborateur et mon compagnon de combat, que vous aviez envoyé afin de pourvoir à mes besoins.
Pour dire l’intensité de sa relation avec Épaphrodite, Paul utilise 3 termes:
- Mon frère (ἀδελφός), métaphore de la famille, reliés par un père commun
- Mon collaborateur (συνεργός), métaphore du travail, reliés par une mission commune
- Mon compagnon d’arme (συστρατιώτης), métaphore militaire, reliés par un ennemi commun
Ces trois métaphores nous disent chacune quelque chose de différent de l’intensité et la qualité relationnelle que nous pouvons approfondir entre nous.
1. « Frère/sœur » — La famille
La première métaphore est celle de la famille. Des trois c’est certainement la plus littérale, au vu du nombre de fois que l’image de Dieu comme Père et de la communauté chrétienne comme famille revient dans le Nouveaut Testament. Mais ça reste une métaphore, car tout langage est métaphorique.
Dans cette métaphore, nous sommes en relation parce que nous avons un père commun1Le NT présente Dieu comme Père, une imagine masculine. Et il y a une profondeur et une beauté à cela. Mais étymologiquement ἀδελφός signifie avoir un utérus/une matrice (delphus) en commun. Et cela noue avec les images (moins nombreuses) féminines de Dieu dans la Bible. Et toc!. Adopté en Jésus-Christ, pure grâce imméritée, je suis héritier de la famille divine. Et parmi les choses dont j’hérite aussitôt: des frères et des sœurs (cf. Marc 10, 29–30). Youpie!
On choisit ses amis, pas sa famille, dit-on. Et c’est vrai dans le cadre de l’Église — et plus largement de l’humanité. On ne choisit pas ses « frères » et « sœurs ». On doit faire avec ceux qui sont là. Mais en positif: on a pas à construire ce lien, à le fabriquer, le mériter. Il est là. Qu’on le veuille ou non. C’est une donnée. Un don. Mon travail pour intensifier mes relations c’est pas de produire quelque chose qui n’existe pas, c’est de manifester une réalité qui est. De l’accepter et de la vivre.
Cette métaphore de la famille implique une certaine proximité. Dans une famille, on partage la vie dans son ensemble. C’est une relation d’intimité, de confiance, de solidarité. Puisque la relation familiale ne dépend pas de ce que je fais mais d’une alliance qui m’est donné, je n’ai pas besoin d’être performant, de prouver ma valeur pour mériter ma place. Je peux être vulnérable et authentique. Je peux être, simplement. Ce que je suis a de l’importance.
2. « Collaborateur » — le travail
La deuxième métaphore vient du monde du travail. Co-laborateur. Compagnon d’œuvre, de travail. Ici nous sommes unis par une mission commune. Un but commun. On regarde dans la même direction, on veut accomplir quelque chose ensemble.
Dans cette métaphore, nos talents, dons et compétences prennent toute leur place. Face à la mission commune, mes performances comptent. Ce que je fais a de l’importance, pas uniquement ce que je suis. Mais je n’ai pas besoin de faire pour être. Je peux faire — à partir de ce que je suis.
Si au niveau de la famille il y a la place pour de la vulnérabilité et de la fragilité, et qu’il n’y a pas besoin de produire de résultats, ici il y a de la place pour de la compétence, de l’exigence, de la performance. On veut des résultats, on veut des fruits, et on est prêt à se donner à fond pour ça.
Mais puisque nous sommes co-laborateurs, nous jouons un jeu co-opératif. Nous sommes ensemble dans la mission. Ce n’est pas toi contre moi. Je ne suis pas menacé par ce que tu accomplis. Au contraire: je suis au bénéfice de tes réussites. Comme toi des miennes.
Et on pourrait même développer ici une image de Dieu qui à ma connaissance n’est pas très répandue: Dieu comme CEO.
3. « Compagnon d’arme » — l’armée
La troisième métaphore est militaire. Συστρατιώτης, co-soldat, compagnon d’armes. Ici nous sommes réunis contre un ennemi commun. Après avoir été unis par, unis pour, nous sommes unis contre.
Cette métaphore est certes moins populaire. En tout cas dans mon milieu d’Église. Probablement un bout parce que, parfois, elle a été prise littéralement. Gloups. Il est clair que l’ennemi en question n’est pas « de chair et de sang » (Ephésiens 6, 12): on ne lutte pas contre des humains.
Mais alors contre quoi? On peut dire que nous luttons contre « le péché », une puissance spirituelle (pour reprendre des termes d’Éphésiens 6) de déshumanisation et division. Le péché est ce qui est détruit l’harmonie, la vie. Le « voleur » qui vient pour « voler, tuer, détruire » alors que Jésus vient pour donner la vie, et la vie en abondance (Jean 10, 10).
Alors certes il y a plein de manières dont cette métaphore peut déraper en voulant « combattre pour la foi », mais la question ici est:
Qu’est-ce que le contexte militaire produit comme type de relation?
Si j’ai une expérience familiale et professionnelle, je n’ai pas d’expérience dans ce domaine. De ce que je peux en imaginer (sur la base de films et jeux vidéos, ok…) c’est une certaine solidarité, radicalité, urgence. On est dans des questions de vie ou de mort. Il y a une intensité, et cette intensité soude.
Et motive.
En tout cas moi ça me fait vibrer quand je chante « Debout sainte cohorte » !
Des relations en 3D
Ces trois métaphores offrent un outil de diagnostique intéressante pour nos relations.
Frère/sœur, collaborateur, compagnon d’arme. De qui est-ce que je peux dire ça? Qui peut dire ça de moi?
Je vois dans ma vie et dans l’Église des gens avec qui je partage une relation qui pourrait être caractérisée par telle ou telle métaphore. Plutôt familiale, intime, vulnérable avec tel groupe. Plutôt professionnelle avec tel autre. Plutôt militante avec celui-ci. Avec certaines personnes j’ai peut-être développé deux dimensions. Plus rares sont celles avec qui je peux dire que je vis quelque chose des trois.
Ce que j’ai l’impression d’entrevoir ici chez Paul, c’est que sa relation avec Épaphrodite est tridimensionnelle. À fond familiale, à fond professionnelle et à fond militaire. Ensemble ils connaissent Dieu comme Père, comme CEO et comme chef de guerre.
Et ça me fait envie.
D’ailleurs, et comme partout dans l’épître aux philippiens, Paul laisse entendre que l’intensité relationnelle que le Christ nous offre nous conduit à la joie (Ph 2, 28–29). Ce qui semble d’ailleurs être le but du ministère de Paul (Ph 1, 25).
Du coup, dans l’utopie que je poursuis, l’Église toute entière vit caractérisée par cet « amour », cette intensité relationnelle tridimensionnelle.
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What do you think?
Merci, Olivier, de votre analyse. En vous/te lisant, je me disais que dans toutes familles, dans toutes entreprises et dans tous corps d’armes, il y a des tensions, des rivalités, des trahisons, de la concurrence. Et que, malheureusement, mais, c’est ainsi, des vies ont été blessées profondément là même et par ceux mêmes (les plus proches) dont on espérait des relations vivifiantes et enrichissantes. Je n’ai pas de fratrie, mais ai eu connaissance de familles où les frères/sœurs de sang sont devenu/es de parfait/es étranger/ères, voire l’ennemi à abattre. Où le père est l’objet ou la cause de désunion irrémédiable. Même sa mort ne résout rien.
Ce n’est pas pour rien de Jésus fait redécouvrir un autre horizon qui fait famille (Mt 12,50). Mais que signifie « faire la volonté de mon Père » ? « S’aimer les uns les autres à l’image du Christ » ? « Être un pour que le monde croie »? « Aimer Dieu de tout son être et son prochain comme soi-même »? Tout cela sans doute.
Au plaisir de vous lire. Amitiés. JM
Bonjour Jean-Marc,
Merci pour ton commentaire, effectivement ce modèle permet de différencier aussi les types de souffrances et blessures spécifiques qui peuvent apparaître dans les relations à la lumière de chacune des métaphores.
Amitiés