Cet article a été rédigé en 2017
dans le cadre de mon évaluation de fin de stage pastoral.
4 types de pluralismes
De manière générale, de par mes lectures en philosophie des sciences et plus largement en épistémologie, je distingue quatre types de pluralismes:
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Pluralisme factuel: le constat qu’il y a de la diversité.
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Pluralisme méthodologique: la recherche de la diversité comme moyen pour parvenir à une fin. Par exemple l’évolution (mutations génétiques aléatoires), ou les recherches scientifiques en parallèle sur des théories contradictoires pour couvrir un terrain heuristique plus large.
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Pluralisme perspectival: la non-neutralité de tout point de vue fait que des divergences apparentes peuvent n’être que des perspectives différentes — et également vraies — d’une même réalité. Par exemple les quatre évangiles, ou une perspective physique / chimique / biologique / psychologique / sociologique / etc. d’un même objet1Cf. O. Keshavjee, Michael Polanyi, L’implication personnelle du sujet dans la connaissance, note 31 p. 20..
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Pluralisme radical: l’affirmation que nos divergences d’interprétation sont irréductibles, soit parce que (a) la réalité / vérité elle-même est plurielle, ou (b) la réalité / vérité est inconnaissable, entièrement ou en partie (par exemple: dichotomie nouménale kantienne).
Dans un contexte académique il serait utile d’affiner la définition du pluralisme radical, mais pour des questions de vivre ensemble et de missiologie, cette typologie est suffisante.
Le pluralisme dans la mission de l’Église
Ci-après une tentative d’explicitation de ma réflexion actuelle sur le pluralisme en Église, orienté par ma volonté de travailler à une communauté axée sur un public cible. J’assume la forme analytique un peu aride.
En bref, d’après moi, la recherche du pluralisme en Église est à la fois (a) une nécessité missiologique (pluralisme méthodologique) pour être fidèles à notre mission dans une création diverse (pluralisme factuel), et (b) une nécessité théologique (pluralisme perspectival).
Je développe ici principalement la nécessité missiologique. J’ai posé dans un lointain passé une ébauche d’argument en faveur de la nécessité théologique du pluralisme. Je ne discute pas ici du pluralisme radical qui demanderait un développement plus complet et rigoureux, en particulier parce qu’il est profondément ancré dans notre manière de penser. Disons simplement que la différence principale se situe dans la légitimité ou non de la prétention à connaître la vérité, et la manière de le faire. À mon sens, le pluralisme radical n’a pas les ressources nécessaires pour fonder un pluralisme ecclésial fécond2En particulier, il me semble qu’il sera obligé de se définir à un moment ou un autre en termes d’exclusion de ce qui exclut. Je me plais à croire au contraire qu’il est possible de fonder un pluralisme qui cherche à inclure ce qui exclut..
Je commence par définir la notion de « caractéristiques » que j’utiliserais par la suite, puis je développe ma vision de la pluralité selon finalité, but, objectifs et moyens.
Définition: caractéristiques
Par caractéristiques
j’entends l’ensemble théorique des propriétés d’une personne: son origine, sa langue, ses convictions, ses croyances, sa position géographique, son âge, sa classe sociale, son expérience passée et présente, ses capacités physiques / intellectuelles / émotionnelles, son genre, son orientation sexuelle, sa situation familiale, sa profession, ses intérêts, ses talents, ses charismes, etc.
Finalité
Ou plus brièvement:
Éphésiens 1, 9–10
But
L’Église de Jésus-Christ accueille et intègre sans favoritisme toute personne, de « toute nation, toute tribu, tout peuple, et de toute langue », autrement dit quelles que soient ses caractéristiques.
La communion n’est pas fondée sur le partage d’une ou plusieurs caractéristiques mais uniquement sur l’union à Jésus-Christ3Il faudrait détailler ce qu’est « l’union à Jésus-Christ ». J’en reste ici à une évocation vague.. C’est ce qui permet de transcender tout clivage basé sur les caractéristiques.
Objectifs généraux
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L’Église annonce l’Évangile de manière à ce que toute personne puisse l’entendre, quelles que soient ses caractéristiques. Par exemple dans sa langue, ou sa position géographique. (Appel de l’Évangile)
Illustration: « Je me suis fait tout à tous, afin d’en sauver de toute manière quelques-uns. » 41 Corinthiens 9, 22. Cf. aussi « [L’EERV] reçoit du Christ la mission de témoigner de l’Évangile en paroles et en actes. Elle accomplit cette mission dans le canton de Vaud, auprès de tous et sans discrimination. » (Principes constitutifs de l’EERV)
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L’Église s’organise de manière à ce que toute personne, quelles que soient ses caractéristiques, puisse être intégrée dans une communauté d’adoration centrée sur le Christ. (Accueil inconditionnel de Dieu)
Corolaire: La dimension communautaire5La dimension communautaire n’est pas directement corrélée à la dimension paroissiale. En effet, une paroisse est composée de plusieurs sous-communautés plus ou moins perméables les unes aux autres (par exemple: groupe des aînés, habitués de tel culte, groupes de maison, etc.). Et ces sous-communautés ne sont pas nécessairement circonscrites à la paroisse uniquement. implique nécessairement d’avoir plusieurs caractéristiques en commun. Par exemple — mais pas nécessairement — la situation géographique, la langue, etc.
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Par une prédication exigeante de l’Évangile, l’Église travaille constamment à détacher les gens d’une communion basée sur le partage de caractéristiques pour passer à une communion en Jésus-Christ6Exigeante, car cette tâche est ardue: la prédication peut encourager une communion sur quelque chose qui ressemble à Jésus-Christ et à l’Évangile, mais n’est qu’une caractéristique, par exemple: une certaine théologie, une pratique, une éthique, un ensemble de valeurs, etc.. (Solus Christus)
Illustration: « Il n’y a plus ni Juif ni non-Juif, il n’y a plus ni esclave ni libre, il n’y a plus ni homme ni femme, car vous êtes tous un en Jésus-Christ. » (Galates 3, 28)
Moyens
a. Les objectifs (1.) et (2.) ne peuvent pas être atteint par une communauté seule. Le pluralisme ecclésial n’est ultimement vécu pleinement que par l’Église universelle: (i) par sa répartition spatiale (pour aller partout); et (ii) par sa diversité dénominationnelle (pour explorer des représentations théoriques, symboliques et des pratiques variées).
Au fur et à mesure que ses caractéristiques évoluent, un individu pourra être amené à changer de communauté. Par exemple: déplacement géographique important, aumônerie spécialisée, ou passage à travers différentes communautés en fonction de l’âge (de l’éveil à la foi jusqu’aux aînés).
b. Les caractéristiques sont des vecteurs d’annonce de l’Évangile, et des portes d’entrées dans la communion. Par exemple: situation géographique (organisation territoriale des paroisses traditionnelles), langue & nationalité (communautés ethniques), centres d’intérêts (organisation en réseaux des fresh expressions), etc.
c. En conséquence de (a.) & (b.), avoir des communautés typées (i.e. où le partage de certaines caractéristiques est intentionnellement recherché) est un vecteur de l’annonce de l’Évangile et de l’intégration. Au contraire, vouloir atteindre tout le monde est le meilleur moyen de ne toucher personne.
À noter, selon cette définition, que toute paroisse est typée: située dans un lieu, parlant généralement une langue, favorisant un style musical, etc. Cf. corolaire de l’objectif (2.). Ce qui fait penser qu’une communauté serait typée, alors qu’une « paroisse normale » ne le serait pas, est l’existence d’une norme implicite qui n’a pas lieu d’être selon cette systématisation.
Le typage nécessaire de toute communauté implique la poursuite active et intentionnelle du but, à travers les trois objectifs, sans quoi la communauté dérive. Une communauté peut dériver (non-exhaustif): (i) si elle oublie la mission d’annoncer l’Évangile à tou·te·s, (ii) s’il faut avoir les caractéristiques centrales de la communauté pour y être intégré; (iii) si elle ne cherche pas à cultiver une pluralité interne (phénomène de bulle7Une communauté qui ne suit strictement que la réalité des réseaux (qui est une nouvelle forme de structuration de la société) bénéficiera de toutes les opportunités que les réseaux apportent, mais n’offrira aucune alternative au phénomène de bulle actif dans la société, et à la déshumanisation qui en découle. K. H. Carter Jr. & A. Warren, Fresh Expressions. A New King of Methodist Church for People not in Church, Nashville, Abingdon Press, 2017.), (iv) si elle pense pouvoir se passer des autres et vivre à elle seule la plénitude du Corps du Christ, etc.
d. En conséquence de (a.), (b.) & (c.), l’œcuménisme est fondamental pour vivre un pluralisme véritable. Cet œcuménisme a une dimension (i) synchronique (interconfessionnelle et internationale), et (ii) diachronique (histoire de l’Église, liturgies, confessions, témoins et « saints », etc.).
Le lien œcuménique entre les différentes communautés est de nature (i) spirituelle (réalité du Corps du Christ, unio mystica), (ii) missionnelle (mandat commun de rendre témoignage au Christ8Il me semble que l’on puisse dire que les trois plus grands mouvements œcuméniques (d’après moi) sont tous des mouvements missionnaires: le CŒ (pour orthodoxes et protestants), le Mouvement de Lausanne & l’Alliance évangélique mondiale (pour une partie du monde évangélique et pentecôtiste), et l’Église catholique (pour les catholiques).
À noter aussi que la déclaration récente la plus œcuménique du monde chrétien est au sujet du témoignage: Le Témoignage chrétien dans un monde multireligieux: recommandations de conduite, document du Conseil pontifical pour le dialogue interreligieux (CPDI), Conseil œcuménique des Églises (CŒ) et de l’Alliance évangélique mondiale (AEM), 2011.), (iii) théologique (appartenance à une tradition d’adoration et de pensée, parfois cristallisée en documents clés), (iv) institutionnelle (organisations, structures et règlements) et (v) personnelle (relations interpersonnelles).
Bhein voilà ! On l’a notre ecclésiologie. Il y aurait matière à vulgariser ça je crois !
…et à l’incarner…beau défi!
Hyper intéressant comme article. Cela m’a fait repenser à mon travail de mémoire sur Philippiens 3 où Paul évoque justement ses caractéristiques (circoncis, israélite, tribu de Benjamin, Pharisien, etc.) qui habituellement servent à définir nos appartenances et identités (qui est « in » et qui est « out » selon un schéma de facteurs identitaires plus ou moins large et rigide). C’est cela qu’il considère comme de la m**de (skubala) en regard de son appartenance au Christ, qui vient supplanter et reléguer en arrière-plan tous les autres critères d’identité. Je n’avais pas fait le lien avec l’ecclésiologie (honte à moi), mais en effet comme tu l’évoques, on a toujours certains critères qui permettent une forme de pluralité, mais qui en limitent la portée. Par exemple, les familles avec enfants sont les bienvenues au culte, tant que les enfants ne font pas un seul bruit. Les jeunes peuvent rejoindre le Conseil de Paroisse pour qu’il y ait de la diversité, tant qu’ils font ce qu’on leur dit de faire et pensent ce qu’on leur dit de penser.
…à moins par ex d’enlever quelques bancs au centre de l’église, d’y mettre un tapis, d’acheter des jouets à répandre sur le tapis, au service des enfants qui viennent au culte en famille…
C’est très touchant de célébrer le culte en contemplant les enfants joués au milieu de l’assemblée…cela nous rappelle la réticence des disciples qui empêchent les enfants d’approcher de Jésus…et nous faisons la même chose en empêchant l’esprit d’enfance que le Christ cherche en nous, « seuls ceux qui leur ressembleront entreront dans le Royaume » dit Jésus, par nos cultes entièrement « adultisés ». Il est vrai que d’ajouter quelques canapés sur ce tapis permet aux parents d’être plus proches du sol qu’en étant assis sur des bancs et cela leur permet d’être plus proche de leurs enfants, qui viennent se blottir contre eux de temps en temps, et tout cela rapproche l’ensemble de l’Assemblée de l’esprit d’enfance que le Christ cherche en nous…
et la Cène vécue au sol, pour ceux qui le veulent et le peuvent, avec les célébrants au sol aussi, au milieu du tapis…tout cela contribue à ce que les enfants ne soient plus un dérangement mais un vrai appel à aller à l’essentiel.
Merci Olivier pour cet article, très pertinent et nourrissant ! Et qui rejoint ce que je pense/crois/vis. En écho, 2–3 prolongements : le terme d’Eglise invisible, soit celle du Christ qui peut déborder l’Eglise universelle. La communion, comme à la fois une réalité vécue, tangible et qui en même temps nous dépasse, surpasse notre compréhension. Et la marche d’arête en tant que communauté qui est à la fois d’e^tre dans la conscience de soi, de sa part, de sa responsabilité, de sa « couleur », tout en étant ouverte à la radicale nouveauté qui peut surgir, le semper reformanda, l’aspect inconfortable de la Bonne Nouvelle. L’œcuménisme n’est alors plus une activité, un thème en soi, mais un souffle de vie qui nous anime et permet de nous reconnaître comme enfants du même Père, dans la joie de la rencontre, à toutes occasions.